Le sac du palais d'ete
banalité coutumière.
Alors, pour se donner du courage, elle songea aux paroles du vieux maître Laozi que lui avait apprises le noble Han :
Ceux qui sont forts se laissent entraîner par le courant du fleuve et ils restent vivants ; ceux qui sont faibles se mettent à lutter contre la force des eaux et finissent par s’y noyer.
31
Canton, 3 juillet 1847
Lorsque Antoine Vuibert ressortit, presque guilleret, du bâtiment des douanes de Canton, son soulagement était à la mesure de l’angoisse qu’il avait éprouvée au moment où il y était entré.
Le Français n’en revenait pas. Alors qu’il s’attendait au pire, la mission que lui avait confiée Epée Fulgurante s’était déroulée sans encombre. C’était en effet sans la moindre question qu’on lui avait remis le formulaire sur lequel il ne restait plus qu’à apposer le tampon des services consulaires britanniques.
Il se faisait pourtant un sang d’encre et avait du mal à contenir son extrême nervosité au moment où, flanqué des deux « accompagnateurs » que le chef des pirates avait mis à ses basques, il s’était présenté au Bureau du Dédouanement des Marchandises, une vaste bâtisse de type industriel dont les trois étages dominaient les quais de déchargement des navires de commerce. À l’intérieur, le vacarme assourdissant des centaines de bouliers manipulés par les commis aux comptes et aux écritures alignés derrière de longues tables ne lui avait pas semblé de bon augure. Un préposé à l’œil soupçonneux les avait fait monter jusqu’au dernier étage, avant d’introduire Antoine auprès du « sous-chef de bureau », ainsi que le précisait l’écriteau placé sur la table derrière laquelle l’intéressé trônait. Impavide comme un bouddha obèse, il tamponnait d’un air négligent, tout en picorant des graines de tournesol, les certificats de dédouanement que ses acolytes lui présentaient à grand renfort de courbettes, comme s’il avait été le Fils du Ciel en personne.
— Je viens pour dédouaner de la marchandise, avait hasardé le Français, prêt à subir un véritable examen de passage. Mais le sous-chef s’était contenté de hausser un sourcil avant de lâcher :
— Nationalité ?
— Euh ! Anglais… je suis anglais… avait bredouillé le Français, liquéfié, qui s’attendait avec terreur à une avalanche de questions plus indiscrètes les unes que les autres.
Mais le chef de bureau avait tamponné, comme si de rien n’était, le fameux certificat officiel. Autant dire qu’il l’avait empoché sans demander son reste avant de dévaler les escaliers quatre à quatre, craignant que le fonctionnaire ne se ravisât.
La déroutante facilité avec laquelle il avait franchi la première étape de sa mission l’avait rendu plus optimiste pour la suite. C’était plutôt réconfortant, vu les exigences d’Épée Fulgurante qui avait catégoriquement refusé de lui révéler le contenu des caisses à dédouaner. Il se doutait bien qu’il devait s’agir d’une marchandise particulièrement sensible. Tout ce que le chef des pirates avait daigné lui préciser, c’était qu’elle était d’origine britannique, ce qui rendait obligatoire l’intervention d’un ressortissant de ce pays pour la faire sortir de l’entrepôt où elle était stockée depuis plusieurs mois.
Une fois dehors, il regarda avec satisfaction le formulaire que le douanier lui avait remis. Il lui restait à présent à obtenir du consulat de Grande-Bretagne le deuxième coup de tampon qui, cette fois, mettrait un point final à sa mission. Pour éviter d’y être reconnu par le consul ou par sa femme, il s’était laissé pousser un léger collier de barbe qui lui donnait l’allure d’un de ces jeunes condottieri italiens à l’élégance nonchalante tels que les affectionnait Titien, le grand peintre vénitien de la Renaissance.
Pressé d’en finir, il se dirigea sans plus attendre, toujours flanqué de ses deux gardiens, vers le quartier des affaires publiques à l’extrémité duquel se situaient les bureaux du consul Elliott. Les immeubles y étaient plus récents que dans le reste de la ville. Vestiges d’un passé révolu où l’administration servait encore de colonne vertébrale à l’État chinois, les bâtiments publics construits par les Ming s’alignaient de part et d’autre d’une large avenue qui semblait avoir été taillée au cordeau dans
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