Le sac du palais d'ete
suivre jusqu’au pied de la passerelle les héros de la fabuleuse histoire dont il s’apprêtait à dévoiler au monde entier les moindres détails. Un dessin les montrant en train de monter à bord du Commodore serait, à cet égard, du plus bel effet. Il s’écarta de la foule des passagers, sortit un crayon de sa poche, fixa son regard sur ses modèles et commença à esquisser leurs silhouettes sur le carnet qui ne le quittait jamais. Quelques traits plus tard, Bowles était satisfait : il ne manquait plus que les expressions des visages de ses héros.
Quand il rejoignit Laura et La Pierre de Lune, ils étaient déjà arrivés au pied de la passerelle où l’officier chargé du contrôle des passagers, un gros écossais qui étouffait dans sa vareuse de serge bleu marine et dont le teint rubicond trahissait un amour immodéré pour le pur malt, demanda au fils caché de Daoguang de lui montrer ses titres de transport.
— Nous sommes trois sur le billet. Nous partageons la même cabine. Je voyage avec ma femme et mon fils… répondit, non sans fierté, ce dernier.
— Dès que vous arriverez à la coupée, le stewart vous conduira jusqu’à votre cabine monsieur Moon ! ajouta drôlement l’officier en leur faisant signe de monter, sans se rendre compte qu’il avait mangé une partie du nom – « Moon Stone », Pierre de Lune – de son interlocuteur, tel qu’il figurait, pompeusement écrit en lettres gothiques sur le billet qui leur avait été délivré par l’agence Jardine & Matheson en remplacement de celui que Laura n’avait pas pu utiliser en raison de la maladie de son frère.
Bowles, qui tenait à finir son dessin et à saluer une dernière fois les principaux personnages de cette incroyable saga qu’il comptait dévoiler à la face du monde, fendit la foule des autres passagers et héla Laura d’une voix forte alors qu’elle s’engageait sur la passerelle. Dès qu’elle l’aperçut, ravie, elle s’écria :
— Quelle bonne surprise, monsieur Bowles ! C’est adorable de votre part, de vous être dérangé pour nous regarder quitter ce beau et grand pays ! Il nous reste à vous saluer…
— Quel sera le thème de votre prochaine enquête, monsieur Bowles ? demanda La Pierre de Lune d’un ton enjoué.
— J’ai obtenu l’autorisation d’embarquer sur une de ces jonques de guerre qui patrouillent en mer de Chine afin de suivre au jour le jour la vie de l’équipage. Le commandant de la flotte du sud s’est un peu fait tirer l’oreille pour signer mon sauf-conduit…
Comme toujours lorsqu’il évoquait ses futures enquêtes, le journaliste, tel le chasseur ses proies à venir, devenait volubile.
— Il faut faire attention à vous, monsieur Bowles ! La mer de Chine est infestée par les pirates japonais et philippins…
— Nous verrons bien… Et puis s’il m’arrivait de tomber aux mains des pirates, j’en tirerais un fort beau récit ! Vous vous rendez compte : « Journal d’un prisonnier aux mains des pirates »… ça ferait un tabac ! plaisanta John.
Laura se tourna vers lui.
— Monsieur Bowles, pourrais-je vous demander un ultime service ?
— Oui, mademoiselle Clearstone ! Ce sera avec grand plaisir. Laura hésita un instant, regarda son époux puis, voyant dans ses yeux qu’il approuvait le geste qu’elle s’apprêtait à faire, elle tendit au reporter son bouquet d’immortelles.
— Pourriez-vous placer ces fleurs sur la tombe de mon frère ? Il repose au cimetière de la concession britannique.
— Ce sera fait ! répondit John sans hésiter.
Rassurée, la jeune femme se blottit contre l’épaule de son mari.
— Si Dieu n’avait pas voulu que mon frère meure, je ne serais pas ici, avec mon mari ! murmura-t-elle en frissonnant.
— Ce fait ne m’avait pas échappé ! De même que votre époux ne serait pas venu me trouver s’il n’était pas tombé sur un article de journal faisant état de votre présence chez les Taiping… La presse n’a pas que du mauvais… conclut le journaliste.
C’est alors que des cris au nom de Laura se mirent à fuser, provenant des murs grisâtres de la ville dont la crête sinueuse, tel un long serpent surpris par le promeneur et qui s’enfuit dans un taillis, s’enfonçait dans la brume.
Encore sur ses gardes, La Pierre de Lune se retourna vivement et dit à sa femme, l’air inquiet.
— Quelqu’un a l’air de t’appeler !
Malgré la
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