Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
russes, chaussés de bottes.
    Puis, sans transition, Volodia se trouva dans une chambre inconnue, tendue d’un papier ponceau, avec un lit à boules de cuivre et une armoire à glace. Sur la table, il y avait un seau à champagne, des coupes pleines. L’accordéoniste se tenait debout dans un coin. Et Kisiakoff disait :
    — Buvons à notre amitié.
    Volodia porta le verre à ses lèvres. Le vin pétillant lui glaça le palais. Sa torpeur un instant secouée, il eut l’impression qu’un peu de conscience lui revenait, qu’il se sentait mieux, qu’il pourrait bientôt comprendre et juger sa conduite. À ce moment, il s’aperçut que la manche de son pardessus était déchirée. Sans doute avait-il accroché une mauvaise ferraille en entrant dans le cabaret. Or, le manteau était neuf. Cette constatation accablait Volodia de dépit. Quel que fût son désir de s’élever au-dessus des contingences, il ne savait plus penser qu’à cet incident. Il dit :
    — Mon pardessus…
    — Ôte-le, dit Kisiakoff.
    Volodia retira son pardessus et le jeta sur le lit.
    — Mon pardessus est déchiré, reprit-il.
    — Fais-le réparer.
    — Ce ne sera plus la même chose, dit Volodia.
    Il était préoccupé. L’affaire du pardessus prenait des proportions gigantesques. On allait le gronder pour sa maladresse. On allait le punir. Mais qui allait le gronder, qui allait le punir ? Subitement, Volodia songea que personne au monde ne s’intéressait à son pardessus. Il pouvait rentrer en loques, nul ne s’aviserait de lui faire des remontrances. Il gémit :
    — C’est affreux ! Personne pour me gronder, personne pour me punir…
    Kisiakoff le considérait avec attention :
    — Pourquoi dis-tu cela, mon pigeon ?
    — Le pardessus déchiré… et personne, personne, bafouillait Volodia. Les autres ont quelqu’un qui les corrige, qui les console. Moi, personne !
    — Crois-tu que j’aie quelqu’un, moi ? s’écria Kisiakoff. N’avais-je pas raison lorsque je te disais que nous étions faits pour nous entendre ? Frères par la solitude et par le malheur, unis dans le souvenir d’une femme admirable…
    — Je te défends de prononcer son nom, dit Volodia.
    — Olga Lvovna, soyez bénie entre toutes les femmes, dit Kisiakoff.
    Volodia se boucha les oreilles. Mais, à travers le tampon de ses doigts, il entendait bourdonner la voix grave de Kisiakoff :
    « Je me suis conduit comme un porc, à ton égard, Olga Lvovna. Pour que tu me pardonnes, je prendrai soin de ton fils, de ton fils débile et séduisant, de ton fils ivre et innocent, de ton fils que nul ne grondera pour son pardessus déchiré, de ton fils… »
    Il s’interrompit et se tourna d’un bloc vers l’accordéoniste, qui restait debout dans son coin, les yeux ronds, la bouche ouverte.
    — Qu’attends-tu pour jouer, imbécile ?
    L’homme fit un sourire ahuri, cligna de l’œil. Et, soudain, sa figure large et plate, à la barbiche rare, ne fut plus qu’un cri :
     
    Je me rappelle, je me rappelle
    Combien m’avait aimé ma mère…
     
    Volodia dressa le menton :
    — Pourquoi chante-t-il cela ?
    Mais Kisiakoff ne l’écoutait pas. Il battait la mesure des deux bras et balançait son gros postérieur tendu dans un pantalon à rayures grises et noires.
    — Pourquoi chante-t-il cela ? répéta Volodia.
    — Pour que notre tristesse soit belle, dit Kisiakoff. Toutes les chansons où il s’agit d’une mère sont graves. C’est ainsi.
     
    Plus d’une fois, plus d’une fois,
    Elle m’avait dit ma mère :
    « Oh ! mon pauvre doux ami,
    « Ne fréquente pas les voleurs,
    « Sinon, prends garde, mon ami,
    « Tu finiras dans les fers…
     
    Les plaintes de l’accordéon remuaient dans le cœur de Volodia un désespoir commun et délicieux. La voix de l’homme, un peu rauque et tremblante, détaillait les mots de la chanson avec autant de soin que s’il se fût agi d’une poésie immortelle. Et vraiment, grâce au champagne, cette rengaine de forçat s’enrichissait d’une signification merveilleuse. Elle expliquait la solitude de Volodia, et son tourment amoureux, et le pardessus déchiré, et la neige tombant sur les chevaux de fiacre, et le refus de Tania, et la guerre lointaine, et les voitures d’ambulance qui transportaient leur cargaison de héros grelottants. Lorsque le

Weitere Kostenlose Bücher