Le Sac et la cendre
chanteur se tut, Volodia chuchota :
— Dis-lui de chanter encore.
Kisiakoff remplit les verres, et l’accordéoniste chanta :
Comme une fleur embaumée
Répand alentour son parfum,
Ainsi la coupe pleine
Attend que tu la vides !
Tandis que Volodia buvait, Kisiakoff ouvrit un tiroir et en sortit un nécessaire de couture.
— Il appartenait à ta mère, dit-il.
Puis, il prit place sur le bord du lit, et, l’œil plissé, le souffle court, essaya d’enfiler une aiguille, qu’il tenait précautionneusement entre ses doigts épais. À plusieurs reprises, il manqua le chas, grogna une injure et suça le brin entre ses fortes lèvres sanguines :
— Saloperie… Ou alors, c’est moi qui ne vois plus clair…
— Que voulez-vous faire ?
— Recoudre ton pardessus.
Volodia ne sut que répondre et baissa la tête. Kisiakoff s’énervait, secouait sa barbe, soulevait ses larges épaules. Enfin, il trancha le fil d’un coup de dents, roula l’extrémité entre le pouce et l’index, et se remit à viser. L’accordéoniste en était à sa troisième chanson, lorsqu’il fut interrompu par un hurlement de victoire :
— Je l’ai eu !
Kisiakoff tournait vers Volodia sa face martelée, ridée, où perlaient des gouttes de sueur.
— Tu disais que personne ne s’occupait de toi, reprit-il. Eh bien, regarde, je te soigne comme une maman, avec le fil et les aiguilles de ta maman. Je peux même mettre les lunettes de ta maman sur le nez, si tu veux ; je les ai ici. Et te plairait-il que je te gronde ?
L’accordéoniste crut à une plaisanterie et partit d’un éclat de rire.
— Silence ! glapit Kisiakoff. De qui ris-tu, canaille ? D’un veuf et d’un orphelin ?
Il s’était dressé de toute sa taille et s’avançait, le poing haut, vers le malheureux. L’homme s’était plaqué contre le mur et hoquetait en battant des paupières :
— Nullement, Votre Noblesse.
— Ne m’appelle pas « Votre Noblesse ». Il n’y a pas d’autre noblesse ici que celle de la douleur.
— Très exactement, Votre Noblesse.
Kisiakoff laissa retomber sa main.
— Comment discuter avec des brutes pareilles ?
— Vous plairait-il d’entendre une autre chanson ?
Un joyeux marchand,
S’en allait à la foire,
Un joyeux marchand.
Un fameux gaillard…
Kisiakoff se rassit, attira le manteau sur ses genoux et planta l’aiguille dans l’étoffe. Tout en cousant, il fredonnait :
Un joyeux marchand,
Un fameux gaillard…
Volodia murmura :
— Je crois que je suis soûl.
On frappa à la porte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Kisiakoff.
Derrière le battant, une voix humble répondit :
— C’est le directeur de l’hôtel. Vos voisins se plaignent. Ils voudraient dormir.
— Qui les en empêche ?
— Vous, estimé Ivan Ivanovitch. Il est trop tard pour jouer de l’accordéon dans les chambres.
— Dites-leur que, s’ils ne ferment pas leur gueule, je vais convoquer tout l’orchestre.
La voix du directeur devint plus ferme :
— Je pense que vous plaisantez, honorable Ivan Ivanovitch. Vous n’ignorez pas que le repos des locataires est sacré…
— Et ma tristesse, n’est-elle pas sacrée ?
— Si vous continuez, je me verrai obligé de prévenir la police.
Volodia plongea la main dans le seau à champagne, pécha un glaçon et s’en frictionna le front violemment.
— Laissez partir l’accordéoniste, dit-il. Je l’ai assez entendu. Il me casse les oreilles. Il me fait mal.
Kisiakoff poussa un soupir rauque et cracha par terre.
— Soit, cria-t-il, en s’avançant vers la porte. Rassurez vos locataires. Il n’y aura plus de musique.
— Je vous remercie en leur nom.
Des pas s’éloignèrent dans le corridor.
— Alors, quoi ? Je m’en vais ? demanda l’accordéoniste.
— Va-t’en, dit Kisiakoff, et il lui fourra des billets de banque dans la main. Va-t’en, mais je t’ordonne de jouer comme un diable, en descendant l’escalier. Comme un diable, tu entends ?
— Exactement comme un diable, Votre Noblesse.
Lorsque l’accordéoniste se fut éclipsé, Kisiakoff revint à ses travaux de couture.
— Dans cinq minutes, il n’y paraîtra plus, dit-il. Tu ne sais pas coudre, toi ?
— Non.
— Je t’apprendrai. Un homme seul doit savoir coudre. Et tu es seul.
— Oui, je suis
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