Le Sac et la cendre
contenues, montait à ses lèvres, sortait de lui comme un vomissement. Il éprouvait à se vider ainsi une délectation amère. Il cherchait des mots violents et rares pour s’accuser davantage.
— Une canaille lubrique, un chien dévergondé n’auraient pas agi autrement. Et remarquez bien que je lui devais tout. Je travaillais aux Comptoirs Danoff. Il me payait, et moi je le trompais. Il m’aimait comme un frère, et moi je lui volais sa femme…
Kisiakoff écoutait avec contention. Soudain, il passa le bras autour des épaules de Volodia et le baisa sur la joue :
— C’est exact, tu es une canaille, une crapule. Raconte, raconte, cela te soulagera. Elle lui a tout avoué, n’est-ce pas ?
— Oui. Lorsque j’ai appris ça, j’ai eu peur. Car je ne suis pas seulement un ingrat, je suis aussi un lâche. Vous ne le saviez pas ?
— Si, je le savais, dit Kisiakoff.
— J’ai tremblé toute une nuit. Il pouvait venir d’un instant à l’autre, me battre, me tuer. Je tenais à ma peau. Je me suis enfui… En Norvège, j’ai entendu dire que Michel s’était engagé comme simple soldat… Il n’était pas mobilisable. Il l’a fait à cause de moi, parce qu’il ne voulait plus supporter son déshonneur. Maintenant, il est là-bas, dans le froid, dans la boue, dans le danger…
— Et toi, tu bois du champagne.
— Et moi, je bois du champagne…
— Tu souhaites même sa mort.
— Ce n’est pas vrai ! hurla Volodia en relevant la tête.
Kisiakoff éclata de rire et se dressa lourdement sur ses jambes :
— Si, c’est vrai, mon alouette. Tu souhaites sa mort. Et tu as raison. Cela arrangerait tout. Plus de Michel. La voie libre. Tania dans ton lit.
— Elle refuse de me revoir.
— Elle changera d’avis, lorsqu’elle sera veuve.
— Je ne veux pas qu’elle soit veuve.
— Tu ne l’aimes donc pas ?
— J’aime Michel.
— Tu l’aimeras mieux quand il sera mort. As-tu songé à sa mort, la nuit ? On voit ça, quelquefois, en rêve. Une blessure à la tempe. Le sang coule avec de jolis glouglous de source. L’herbe est fraîche. Les oiseaux chantent…
Volodia jeta son visage dans ses mains. Des sanglots convulsifs ébranlaient sa poitrine.
— Non, gémit-il. Pas ça…
— Il faut prier Dieu pour qu’il donne la mort à Michel, reprit Kisiakoff. Veux-tu que je t’enseigne une prière ?
Une épouvante catégorique pénétrait le corps de Volodia. Il enfonça ses ongles dans la paume de sa main comme pour s’éveiller d’un songe. Mais c’était impossible. Kisiakoff, énorme, noir, massif, le dominait comme une montagne. Son ombre touffue écrasait Volodia. Il n’en sortirait plus jamais. Pourquoi avait-il parlé ? À présent, cet homme était le maître. Il savait tout. Il pouvait tout raconter. Un silence ensorcelé occupait la chambre. Des pas glissèrent dans le couloir. La musique lointaine d’un accordéon monta du traktir , traversa les fenêtres closes.
— Tu me plais, dit Kisiakoff. Tu me dégoûtes et tu me plais. Tu me plais, parce que tu me dégoûtes. Un sale petit homme. Je prendrai soin de toi. Je te rafistolerai, comme j’ai rafistolé ton manteau. Maternellement.
Une vague de colère déferla sur Volodia, le délogea, l’emporta. Il ne touchait plus terre. Il volait. Il entendit sa propre voix qui vociférait loin de lui :
— Je ne veux pas de votre compassion ! Je vous déteste ! Pourquoi m’avez-vous soûlé ? Pourquoi m’avez-vous obligé à tout dire ?
— Parce que ça m’amusait, répondit Kisiakoff en se versant une nouvelle coupe de champagne.
Volodia lui arracha la bouteille des mains :
— Ah ! ça vous amusait ? Moi je souffre, et toi tu t’amuses ! Et, demain, tu répéteras à tout le monde ce que je t’ai raconté ! Tu te moqueras de moi et d’elle avec les autres ! Tu organiseras le scandale ! Eh bien, non, n’y compte pas ! Tu en sais trop !
Ses doigts serraient le goulot de la bouteille. Il la brandit au-dessus de sa tête, comme une massue. Kisiakoff fit un pas en arrière, leva le coude, grommela drôlement :
— Eh ! tu deviens féroce !
Les yeux écarquillés, Volodia regardait intensément cette face livide, qui oscillait sur place, s’allongeait, se déformait, comme pour le narguer davantage. Une terreur subite s’empara de
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