Le secret des enfants rouges
son équilibre. Si faible que fût la lumière dispensée par le bec de gaz du cabinet de toilette, elle était suffisante pour qu’elle pût distinguer une ribambelle de bibelots qui n’avait rien à faire sur le tapis de la salle à manger. Un doigt glacé lui chatouilla la colonne vertébrale, elle se rua vers l’escalier en braillant :
— V’ nez vite, y a du grabuge !
Victor adressa un sourire gêné au client qui s’apprêtait à régler Dialogue de Sylla et d’Eucrate de Montesquieu, et grimpa quatre à quatre.
— Jésus-Marie-Joseph, un camb… Un fric-frac ! Euphrosine, les mains plaquées aux joues, obstruait le corridor.
— Calmez-vous, madame Pignot, lui enjoignit Victor en la refoulant dans la cuisine.
Il alla ouvrir les persiennes de la salle à manger et demeura stupide à la vue du capharnaüm. Il fonça chez Kenji : le même désordre régnait de ce côté.
— Patron ? Qu’est-ce qu’il y a ? cria Joseph.
— Ah ! Mon minet, c’est affreux !
— Cessez de gémir, madame Pignot, allez-y, je vous suis.
Victor parcourut l’appartement, sans toucher à quoi que ce fût. Passant devant le cabinet de toilette et la cuisine où des barreaux interdisaient toute intrusion, il atteignit l’extrémité du couloir. La porte palière était fermée à double tour, par conséquent le ou les visiteurs n’avaient pu s’introduire que par l’une des fenêtres. Or les volets étaient clos. Il regagna la librairie, ôta le bec-de-cane et tira le verrou.
Adossée au comptoir Euphrosine reprenait ses esprits.
— Nous avons été victimes d’un cambriolage, annonça Victor. À première vue il n’y a pas eu effraction.
Joseph bondit à l’étage et en revint illico.
— Patron, la fenêtre de votre salle à manger, elle est…
— C’est moi, on n’y voyait goutte.
— Ben, comment ont-ils procédé ?
— Y a pas trente-six solutions, ils sont entrés par là, énonça Euphrosine d’un ton lugubre, en pointant l’index sur la porte de la boutique. Vous avez vos clés, vous autres ?
Victor fit tinter son trousseau.
— Naturellement j’les ai, puisque c’est toujours moi qui fais l’ouverture, répondit Joseph.
— En tout cas, on n’a pas pu emprunter les miennes, parce que moi, les clés de la boutique, on n’a jamais cru bon de m’les confier ! s’exclama Euphrosine d’un air pincé.
— Qu’est-ce qu’on décide, patron ?
— Allez vérifier le sous-sol. Je téléphone au poste de police, puis j’essaierai de découvrir ce que l’on a pu nous dérober.
Alors qu’ils s’activaient, Euphrosine grogna :
— Voilà ce que c’est de m’envoyer flûter au lieu de m’accorder quelque crédit, on s’promène ici comme dans un moulin !
Raoul Pérot, s’arrachant de la vitrine alléchante du confiseur Debauve et Gallais , laissa errer son regard sur la rue des Saints-Pères. Conscient de son complet râpé et de ses souliers fatigués, il s’efforçait d’adopter une allure respectable. Sous un conformisme de façade souligné par une superbe moustache en guidon de bicyclette, il nourrissait une passion secrète envers la poésie, surtout celle des aficionados du vers libre. Il avait lu avec ferveur les œuvres de Jules Laforgue, de Marie Krysinska 8 et d’autres décadents désireux d’attribuer à chaque tempérament le droit de créer un rythme personnel. Cependant il appréciait son travail, même s’il était mal rémunéré, car cela lui permettait d’affronter les affres d’une fin de siècle exacerbée, lui offrant ainsi l’opportunité d’enrichir son imaginaire.
Une bourrasque l’enveloppa, il s’empressa de pousser la porte de la librairie Elzévir.
Une femme plantureuse, au visage mafflu, trônait au milieu de la boutique. Raoul Pérot souleva son feutre et s’inclina, juste ce qu’il fallait.
— Madame, inspecteur Pérot, à votre service. Il s’agit d’un cambriolage ?
D’un mouvement du menton la femme désigna un homme qui dévalait un escalier à vis.
— Victor Legris, je suis le propriétaire, c’est moi qui ai téléphoné. Nous…
— Excusez-moi, l’interrompit l’inspecteur en portant deux doigts à son chapeau. J’ai dans ma poche une passagère clandestine qui réclame une goulée d’oxygène.
Devant son auditoire estomaqué, il produisit une tortue qu’il posa en douceur sur le plancher.
— Voici Nanette, une de nos mascottes. Cette malheureuse petite bête est
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