Le secret des enfants rouges
Rompez !
Il s’adressait à quatre chiens empaillés, trois épagneuls et un setter, figés à l’arrêt sur un autel piqué de bougeoirs, de buis et d’images pieuses. Il s’approcha d’une bassine. Au milieu de blocs de glace à moitié fondue était recroquevillé le cadavre d’un retriever en état avancé de décomposition. Des gouttes de cire tombées du candélabre grésillèrent à la surface de l’ eau.
— Mon pauvre Enguerrand, courage, il faut tenir le coup deux ou trois jours de plus. J’ai beau vendanger en catimini la totalité des porte-monnaie de la maison, il me manque des picaillons pour le taxidermiste. Aujourd’hui : pouic ! Mais patience…
Il revint sur ses pas.
— Ce n’est pas tout ça, je dois absolument me fournir en tabac… Allons, six sous ne grèveront guère mon magot !
Regagnant la première cave, il s’achemina vers une bonnetière dissimulée derrière une armoire bretonne. Sa main effleura un objet enveloppé de tissu, qu’il ramena à lui. Le candélabre fut posé sur une chaise, l’objet démailloté. À sa vue, Fortunat de Vigneules émit un coassement horrifié. Non ! Impossible, c’était une plaisanterie. Quel esprit pervers avait pu…
— Vade retro, Satana ! Malédiction ! C’est… C’ est…
Fortunat de Vigneules ne pouvait formuler les mots susceptibles de traduire la terreur qu’il ressentait en cet instant. Avec un frisson, il observa de près la chose immonde.
— Non ! glapit-il, secoué d’un mouvement de répulsion.
Sans prendre le temps de refermer la bonnetière, il empaqueta l’objet dans sa cangue de tissu, attrapa le candélabre et se rua hors de la cave.
Revenu dans son appartement où il eut soin de se boucler, Fortunat de Vigneules plaça le paquet maléfique au centre d’une page du XIXe Siècle . Il s’apprêtait à replier le journal, lorsqu’il se ravisa.
— Tiens, ceci pourrait agrémenter ma vêture. Il déroula le tissu qui protégeait l’abomination et le balança sur son lit.
— Cette fois, Fortunat, les carottes sont cuites, il faut agir et sans tarder, sinon… Sodome et Gomorrhe !
Alors il acheva son emballage et se faufila jusqu’à la cuisine qui, par chance, était déserte. Le couvercle de la boîte à ordures fut prestement soulevé, le paquet disparut sous des épluchures de légumes et une carcasse de poulet.
Le pas cadencé de Bertille ébranlait le plancher quand Fortunat accéda à sa chambre, le cœur battant la breloque. Son intrépidité avait préservé la maison d’un sort épouvantable. Il se lava soigneusement les mains afin de se débarrasser des émanations damnées, alla vider la cuvette d’eau savonneuse dans le seau hygiénique et remarqua le tissu bouchonné sur l’édredon.
— Jolie lavallière !… Cependant précaution, précaution, don d’ennemi, don funeste ! Prémunissons-nous.
Il se courba au sud, à l’orient, en mâchonnant un rituel conjurateur :
— Ada ada ada. Per ada. Perdidi. Festina. Dulco. Ignoto. Felix 22 .
Il cracha dans ses paumes qu’il agita, avant de se décider à nouer autour de son cou l’étoffe imprimée. Il en paracheva le nœud devant la psyché où il jaugea son reflet, puis, satisfait, se mit en vigie au coin de la fenêtre.
Tandis que, sous l’œil inquisiteur du concierge, l’espion photographiait la gamine efflanquée du placier, celui-ci garnissait sa carriole du butin prélevé sur les poubelles.
— Vade retro, consume-toi en enfer, relique démoniaque, murmura Fortunat de Vigneules en le voyant emporter l’objet entouré de papier journal.
Certain que le chiffonnier, sa fille et leur âne quittaient les lieux, il entrebâilla prudemment sa porte.
Sur le point de partir, Victor aperçut un étrange vieillard sautillant dans sa direction.
— Qui est-ce ? souffla-t-il au concierge.
— Le beau-père du défunt.
La main tendue, Victor s’empressa à la rencontre du personnage en tenue d’équitation des années 1850 : habit cintré de drap vert, gilet canari, pantalon blanc à rayures beiges, bottines munies d’éperons.
— Mes condoléances, cher monsieur.
— Merci, vous êtes trop bon, mais ne le plaignez pas, il a émigré au royaume des taupes sans souffrir. En attendant le naturaliste, il repose au frais, la glace est renouvelée chaque matin.
Victor s’interrogea avec stupeur sur les méthodes régressives de la morgue, et allait approfondir ce sujet, quand il avisa le foulard
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