Le secret des enfants rouges
cravaté au col du vieil homme.
« On dirait… On dirait…»
C’était comme s’il avait vécu cet instant. Il se souvint vaguement d’une conversation chez Kenji à propos d’un carré de soie japonais.
— Ces oiseaux… Ce sont des grues ou des… des cigognes ?
— Chut ! N’attirez pas l’attention du grand maître de l’ordre, car c’est à Jacques de Molay 23 que je dois ce cadeau empoisonné. Rien à craindre, je l’ai exorcisé. Réalisez-vous des études d’après nature ? chuchota-t-il en louchant vers Bertille Piot qui déboulait, furibarde.
— Monsieur Fortunat, vous n’avez pas le droit de sortir ! gronda-t-elle.
— Ah, sac à papier ! Je suis séquestré, mon gendre et mon neveu, ces moutardiers du pape, se sont ligués contre moi ! Faites-le savoir au monde, monsieur, et procurez-moi des nus, des nus féminins pour compléter ma collection. Je possède de fort belles épreuves d’Henry Voland réservées aux peintres. Ah, les années soixante ! En ce temps-là les femmes étaient plantureuses, sans mauvaise graisse ! lança-t-il en décochant un regard lourd de sous-entendus à la cuisinière qui s’ impatientait.
— Monsieur Fortunat…
— Oui, je viens. J’avais l’habitude de me fournir chez Alfred Culait, un marchand d’estampes de la rue… la rue… Pensez à moi, monsieur ! Des nus, des nus !
Déjà Bertille Piot l’entraînait.
— Serviteur, monsieur. N’oubliez pas, des nus ! cria-t-il.
Victor regroupa son matériel et rejoignit le concierge qui avait assisté à la scène.
— Vraiment, le corps de M. du Houssoye va être embaumé ? lui demanda-t-il au passage.
— Je vous avais prévenu que le vieux a un grain. Il parlait de son chien, voyons !
Victor atteignit la rue au moment où un fiacre se garait le long du trottoir. À l’abri d’un tombereau de gravillons, il vit descendre deux femmes portant voilette, habillées à la mode russe, l’une plus élancée et mince que sa compagne. Elles précédaient un homme en frac qu’il identifia aussitôt : le cousin d’Antoine du Houssoye croisé la veille au Muséum.
Il attendit qu’ils se fussent engouffrés sous le porche avant de continuer son chemin. Rue de Picardie, près des vestiges de la tour d’angle de l’enclos des Templiers, il profita d’une brève accalmie de la circulation et se précipita sur la chaussée. Un cycliste pressé l’évita de justesse avec un « Gare ! » furieux. Il ne s’en soucia pas, obnubilé par le souvenir d’une lavallière imprimée d’oiseaux blancs à longues pattes.
Après un salut rapide à Joseph, pris d’assaut par trois clients, Victor monta. Il frappa chez Kenji, mais ce fut Iris, vêtue d’un kimono d’homme en soie noire, qui lui ouvrit.
— Père est en ville, un achat de livres, j’allais rincer la baignoire. Vous en faites une tête ! Entrez donc, je suis décente. Du thé ?
Il la suivit dans la cuisine. Elle emplit la théière, il n’osa dire qu’il eût préféré du café. Il observa la jeune fille disposer au cordeau napperons, tasses et soucoupes puis s’asseoir face à lui. L’année précédente, il eût parié son âme qu’elle était la maîtresse de Kenji, et voilà qu’elle s’était métamorphosée en une ravissante sœur impertinente, dont le tempérament, mélange de pragmatisme et de mystère, le troublait. Il éprouva un soudain élan d’affection qu’il se refusa à traduire en gestes et que seul trahit le tremblement de sa voix.
— Il est déconcertant de songer que nous avons la même mère et que grâce à vous j’ai aussi des attaches au Japon.
— Oh ! Je ne me sens pas l’âme japonaise ! Très anglaise en ce qui concerne les us et coutumes, très française côté idéaux. Savez-vous que père caresse le projet d’obtenir ma naturalisation ? Il a entrepris des démarches.
— C’est une excellente initiative, ainsi nous demeurerons soudés les uns aux autres. La destinée est une sacrée aventure, elle nous ménage des surprises, ne trouvez-vous pas ? Nous avons des parents à la mode de Bretagne qui vivent à des milliers de kilomètres d’ici. L’empire du Soleil levant ! Étonnant, non ? Un pays qui s’est tenu volontairement isolé depuis le XVII°siècle.
— Il faut vous inscrire aux cours du soir, mon cher frère. Vos informations sont caduques. Le Japon se modernise. En 1889, l’empereur Mutsuhito a octroyé à son peuple une Constitution
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