Le secret des enfants rouges
blême, dont les ultimes réserves d’énergie se concentraient dans le regard. Les yeux de la femme avaient piégé les siens, il eut l’impression qu’ils sondaient le tréfonds de son âme. Elle l’étudia longuement, ses paupières clignèrent, un sourire étira sa bouche fripée, elle lui fit signe d’avancer. Son corps décharné était enveloppé de dentelles noires, d’un châle à ramages, d’une jupe de laine Une mantille ajourée d’une guirlande de fleurs voilait sa chevelure, une grosse perle, retenue par un bandeau de velours, pendait entre ses sourcils. Ses doigts fourrageaient le pelage du chat. Elle ressemblait à un des bas-reliefs du temple bouddhique de Borobudur.
Lady Pebble jaugeait avec curiosité cet homme sec et bronzé. Sa courte barbe et sa moustache retroussée eussent pu convenir au héros de ses lectures d’enfance, un mousquetaire nommé D’Artagnan. Elle se vit jeune belle et valide, au bras de ce séduisant personna auquel se substitua aussitôt l’embonpoint de feu Lc Pebble.
« C’est ridicule. Il a une quarantaine d’années, tu as soixante-cinq. Il pourrait être ton fils. Tu n’ qu’une loque abritant un cœur de midinette…»
— Je reçois rarement, dit-elle. C’est en mémoire de mon défunt frère que j’ai accepté d’honorer vo requête. Soyez concis, je vous prie.
Elle s’exprimait posément, en bon français. Elle l’avait pas invité à s’asseoir et il tanguait d’un pied l’ autre.
— Ainsi que je vous l’ai fait savoir dans ma lettre je reviens de…
— Je sais cela, hélas je crains fort de vous décevoir. Cet objet n’est plus en ma possession. En tant que légataire universelle, j’ai respecté les volontés de mon frère et distribué aux musées… Eh bien, Taby, qu’as-tu donc ?
Subitement raidi, Taby fixait la fenêtre. Une brusque bouffée d’air venait d’apporter à ses narines une senteur inattendue, hostile. Il sauta sur la barre d’appui se figea, happé par les ténèbres, tandis que ses oreilles cherchaient à localiser l’intrus. Il décela une forme longiligne agrippée à la harpe bordant la descente en plomb de la gouttière. Effrayé, il courut se tapir près de l’âtre. Lady Pebble en conclut que les rats étaient de retour et qu’il faudrait sommer Jennings de les exterminer.
— Où en étais-je ?
— Vous avez fait don aux musées…
— Ah oui, les musées, les instituts scientifiques ont hérité des nombreux comptes rendus de mon frère et de ses collections d’herbiers. Quant aux pièces d’ordre privé, je les ai léguées à ses amis fidèles.
Avez-vous le nom de celui qui a reçu l’objet mentionné dans ma lettre ? C’est extrêmement important, insista Antoine du Houssoye.
— Assurément, j’ai l’identité du bénéficiaire. Il vit à Paris, vous pouvez tenter de le contacter, j’ai noté son adresse.
Elle lui tendit une enveloppe et tira le cordon.
— À présent, cher monsieur, ma camériste va vous reconduire.
Il prit congé, partagé entre la jubilation à l’idée que sa quête allait aboutir et la déception. Il avait espéré dormir à Brougham Green et voilà qu’il lui fallait regagner Édimbourg par ces routes impossibles !
« Adieu, beau D’Artagnan, songea Lady Pebble en se rapprochant de la cheminée. Que peux-tu vouloir faire de cette chose répugnante ? Johnny m’avait confié qu’elle portait malheur, et pourtant il ne croyait pas à ces fadaises. Poor bonny, mort prématurément…»
Elle se perdit dans la contemplation des braises où se dessinaient d’étranges figures. Le poil hérissé, les prunelles luisantes, Taby regardait une apparition incertaine se hisser derrière la croisée, d’abord des mains gantées de noir, puis un torse, des jambes, un pied… Sans bruit, elle atterrit sur le tapis et s’avança vers le dos de Lady Pebble. Taby vit briller l’éclat nacré d’une crosse de revolver, une détonation déchira le silence. Poussant un miaulement rauque, le chat fonça s’aplatir sous une commode.
Londres, jeudi 7 avril
Iris avait mal aux pieds mais n’osait le dire à Kenji. Ils erraient depuis une demi-heure parmi les sépultures, au milieu du cimetière de Highgate balayé par un petit vent acide. Enfin ils s’arrêtèrent face à la très simple inscription gravée en lettres dorées dans le marbre rose.
DAPHNÉ LEGRIS
1839-1878
Requiescat in pace
Kenji n’était pas préparé aux
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