Le secret des enfants rouges
Joseph s’imaginait poser le pied dans un village de cases au fin fond d’une brousse africaine encore inexplorée. Dans le lointain, du côté de la gare d’Orléans, barrissaient des éléphants, à moins que ce ne fût l’appel déchirant des locomotives ? À l’extrémité du passage Doré, ils s’arrêtèrent devant une masure percée d’une minuscule fenêtre.
— Terminus, v’là l’palais du père Diélette. Nous on va là-bas.
Joseph eut beau tambouriner, on ne lui ouvrit pas. Le placier dormait peut-être ? Des hurlements retentirent derrière lui, il fit volte-face. Les deux frères se préparaient à démonter la porte d’une baraque, sans s’inquiéter des pleurs et des imprécations répandus par une femme enveloppée de loques et de fichus.
— Avec ce froid, je vais crever !
— J’t’avais prévenue, vieille chouette. Si demain t’as pas casqué, on ôte le toit et si tu n’craches toujours pas au bassinet, on flanquera le feu à ta cambuse !
— Charognards !
Tombant à genoux, la femme tenta d’agripper les jambes de Raymond. Il se dégagea rudement, la projetant au milieu d’une flaque. Indigné, Joseph se précipita et l’aida à se relever.
— Vous devriez avoir honte ! cria-t-il.
— C’est l’monde à l’envers ! T’entends ça, Estève ? V’là qu’les mauvais payeurs sont changés en victimes !
— Combien vous doit-elle, cette malheureuse ?
— Deux francs cinquante.
Joseph fouilla ses poches, rassembla sa monnaie et la tendit au rouquin d’un geste furieux.
Tandis que les frères s’éloignaient, la femme se confondit en remerciements et invita son sauveur à prendre une petite goutte.
Elle alluma une lampe à pétrole. Joseph découvrit un visage anguleux encadré de cheveux grisonnants. La cassine de six mètres carrés était meublée de cageots.
— Faites comme chez vous, monsieur, mettez-vous l’aise, j’vais vous offrir du ratafia distillé maison : sucre et alcool de patate, tchin-tchin.
À contrecœur, Joseph trempa ses lèvres dans l’alcool à l’odeur de vinaigre et reposa son verre. La femme exhala un soupir.
— Je suis si bien, ici. Mes pénates donnent sur la cambrousse, en été c’est plein d’coquelicots. Ah ouiche, c’est un p’tit paradis… La semaine a été exécrable, pas un client. Ça m’aurait tuée de pieuter à la belle étoile, surtout qu’aujourd’hui j’ai eu mon content d’émotions.
— Euh, c’est quoi votre métier ? demanda Joseph en reculant vers l’issue de secours.
— Le tarot, les cartes, les lignes de la main, l’avenir, quoi ! Quand c’est les autres, je vois, mais pour moi, macache, j’suis aveugle. C’est bête, hein ? Je me suis même pas présentée, Coralie Blinde.
— Vous connaissez Léonard Diélette ?
Elle lui jeta un regard en biais.
— Il n’est pas rentré. Sa gamine non plus. J’ai nourri Clampin, c’est l’âne. J’crois qu’ils sont allés arracher des affiches.
— Pourquoi ?
— Y a eu des élections. Après les scrutins, c’est autorisé de récupérer les listes placardées sur les palissades et les troncs d’arbres. Beaucoup de biffins préfèrent le candidat radical-socialiste-irréconciliable. Dame, quand on est des crève-misère on veut enquiquiner les grosses têtes qui nous gouvernent. Mais quand il s’agit de ramasser les affiches, ils se contrefichent de la couleur, d’ailleurs les blanches se vendent mieux que les rouges.
Désarçonné, Joseph s’apprêtait à partir. Coralie Blinde lui attrapa la manche.
— Sibylla lit dans la main comme dans un livre. J’ai rien de meilleur à vous donner qu’une vision du futur.
Joseph eut un mouvement de recul, depuis un certain temps il éprouvait ’de l’incertitude à l’égard des voyantes.
— Tenez-vous tranquille ! Tendez votre main gauche, celle du cœur. D’abord la ligne de vie… Superbe ! Vous verrez la première moitié du xxe siècle !… Ah, la ligne de tête montre que vous êtes un homme intelligent, adroit, laborieux, entêté, vous atteindrez votre but, d’autant que la ligne de chance va directement au mont de Saturne… Vous êtes béni par Vénus, car la ligne de cœur est bonne, très bonne. L’amour vous comblera, tout boscot que vous êtes.
— C’est écrit ?
— Gravé sur votre paume.
— Et en ce qui concerne le futur proche ?
Une expression effrayée passa sur les traits de Coralie Blinde, si fugitive que Joseph
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