Le secret des enfants rouges
n’y prit garde.
— Je vois… Je vois… un train… Il siffle… il rugit… son œil rouge fonce dans le crépuscule… je vois… un homme qui part pour un très long voyage… Léger, léger, aussi léger qu’une plume, il survole les rails… je vois… je vois… Je ne vois plus.
— Zut ! J’espère que ce ne sera pas immédiatement, les patrons n’apprécieraient guère, parce que vous savez, je suis indispensable. Quand je serai devenu un écrivain confirmé, je ferai le tour du monde avec Iris, comme Phileas Fogg, pourquoi pas ?
Tapi derrière la vitre crasseuse, l’émissaire attendait impatiemment que la pythonisse ait terminé de déverser ses vaticinations au gogo qui se tenait face à elle au seuil de sa cahute. Brusquement, le sang lui monta au visage. Pourquoi ce loustic s’était-il acharné contre la porte du chiffonnier ? Il n’était pas venu s’égarer dans ce trou simplement pour se faire prédire l’avenir !
« Il faut que je sache. »
L’émissaire serra les poings. Personne ne se mettrait en travers de sa route, personne !
Enfin le type s’éloigna et la poivrote se barricada. Alors l’émissaire se glissa hors de la masure de Léonard Diélette et s’élança sur les traces de Joseph. Sa figure blême, couverte de sueur, exprimait une colère intense.
« La sale môme, la sale petite morveuse, elle finira bien par rentrer. Quant à l’amateur d’augures, je ne le perds pas de vue. »
À peine protégée du froid par un paletot reprisé, Yvette avait posé un bras sur l’encolure de l’âne. Une pointe de lassitude transparaissait dans son attitude, lui donnant l’allure d’une femme-enfant en proie à des soucis au-dessus de son âge.
Victor écarta la photo. Comment l’intituler ? Perplexité ? Méfiance ? Finalement il inscrivit au dos de l’épreuve : La petite marchande d’épingles m’observe à l’abri de sa forteresse boiteuse. Avril…
La sonnerie du téléphone le surprit, il fit un pâté, alla décrocher en râlant et termina de légender son cliché, le récepteur collé à l’oreille.
… 1892, Yvette n’avait que onze ans quand j’ai pris cette…
— Oui, Joseph… Oui, j’ai compris… Si c’est pour m’apprendre que le chiffonnier loge cité Doré, je le savais déjà… J’ai omis de vous le dire parce que je n’imaginais pas que cela puisse avoir un rapport quelconque avec… Bravo. Merci d’avoir appelé… Demain matin ?… Entendu, nous serons fixés.
Il raccrocha pensivement, endossa sa redingote, éteignit le bec de gaz et traversa la cour.
Lorsqu’il poussa la porte de l’atelier, Tasha achevait de confectionner un paquet. Il l’enlaça, l’embrassa, puis la dévisagea d’un air interrogateur.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en désignant le paquet.
— Oh, ça, des vêtements trop justes destinés à une amie.
— As-tu oublié ? Nous dînons dehors, j’ai réservé une table au…
— Zut, ça m’était sorti de la tête ! Je n’ai pas l’esprit très éveillé en ce moment, cette expo à Barbizon m’obsède.
— Quand pars-tu ?
Il s’efforçait de demeurer détaché mais sa question avait jailli, abrupte.
— Tu le sais, demain. Je serai de retour samedi soir. Oh, mon chéri, tu me rappelles l’œuvre d’un peintre qui avait une prédilection pour les tons noir et vert foncé, les ciels de plomb, l’orage imminent.
— Je ne connais rien à la peinture, de qui s’agit-il ?
— Le Greco.
— Ah, les fameuses descentes de croix ! Merci de l’analogie.
Elle éclata de rire.
— C’est pourtant ton portrait craché : sombre, boudeur, soupçonneux.
— Écorché vif, trop sentimental, follement amoureux et jaloux ! Méchante. Tu sais, je suis un type complexé, je crains toujours que tu ne me trouves pas à la hauteur.
— Comment oses-tu me prêter de telles pensées ! Je ne pourrai jamais aimer un autre homme.
— Vraiment ?
— Vraiment, parce que je sais qu’aucun autre homme n’aurait cette patience que tu me témoignes en toutes circonstances. Je suis plutôt difficile à vivre, non ?
— C’est uniquement pour cette raison que tu m’ aimes ?
— Idiot, tu es celui avec qui j’ai envie de passer la fin de mes jours.
— Alors épouse-moi.
— Je ne te laisserai pas commettre une telle erreur, je te chéris trop. Pourquoi le mariage est-il si important ? Le fait d’être officiellement unis par un officier
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