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Le secret des enfants rouges

Le secret des enfants rouges

Titel: Le secret des enfants rouges Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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avait décidé en 1848 de morceler sa propriété en parcelles dotées de constructions rudimentaires afin d’arrondir ses fins de mois.
    Initialement louées à des ménages d’ouvriers, les maisons s’étaient dégradées. Attirés par la modicité du loyer et le petit lopin de terre attenant, des chiffonniers avaient pris la relève, bientôt suivis d’une cohorte de laissés-pour-compte qui avaient élevé des cabanons faits de planches, de toiles goudronnées et de fer-blanc rouillé par les intempéries. Ce conglomérat de châteaux branlants comprenait cinq avenues et deux places, c’était le royaume du détritus.
    S’il y avait musardé en plein jour, Joseph aurait apprécié le caractère champêtre des courettes envahies de volubilis et de clématites. Sans doute aurait-il goûté le calme de ce quartier où les bagarres étaient rares. Mais dans l’obscurité mollement refoulée par des becs de gaz défaillants, il avançait avec circonspection.
    Les portes, ouvertes afin d’évacuer la fumée, révélaient des familles nombreuses réunies à même le sol autour d’une marmite de rogatons. Peu d’hommes, la plupart étaient déjà en tournée, la hotte au dos, la lanterne dans une main, le crochet dans l’autre. Sur la terre battue, près des tas d’ordures à trier, quelques bottes de paille faisaient office de matelas.
    Joseph s’approcha d’une silhouette profilée devant le carré jaune d’une fenêtre. L’homme tétait une bouffarde, l’ôtait régulièrement de sa bouche et crachait.
    — Bonsoir, je cherche Léonard Diélette.
    — Peux pas vous dire, j’suis arrivé d’hier. Minute, je demande à mon frangin.
    La masure s’apparentait à la catégorie grand luxe. Meublée d’une table, de chaises, d’une lampe et de deux sommiers, elle abritait un couple et quatre marmots qui achevaient d’engloutir une poêlée de frisure.
    — Raymond, Diélette, ça te dit ?
    — Oui. C’est après le carrefour Dumathrat. V’nez donc vous rincer le gosier, l’ami, j’vous conduirai, proposa le père. Vous êtes grossiste ?
    — Euh, oui, répondit Joseph.
    — On va peut-être pouvoir faire affaire, j’ai un tas de vieux godillots d’un dépôt d’l’armée, que des pieds gauches, ça vous intéresse ?
    — Faut voir.
    L’homme chassa l’un des gosses d’une chiquenaude afin de libérer un siège, tandis que la mère regroupait les assiettes. Trois verres furent emplis de vin rouge, à la consternation de Joseph qui tenait mal l’alcool.
    — Santé, m’sieu, à la tienne Estève. Eh ! Pas si vite, ça tue le bouquet ! gronda Raymond.
    — Bah, pendant qu’il me descend au bout des paturons, j’ai le temps de noter qu’il m’a ravigoté.
    Les frères, deux gaillards à la toison rousse, gobèrent leur vinasse et lorgnèrent Joseph, réticent à absorber ce qu’il considérait comme du bouillon d’onze heures.
    — Allez, mon gars, bois, t’auras chaud aux plumes.
    Joseph aspira le liquide d’un trait, de même que petit il déglutissait l’huile de foie de morue dont sa mère le gavait. Un voile pourpre s’interposa aussitôt entre lui
    et les deux rouquins. Lorsqu’il se dilua, Joseph se sentit gonflé d’une énergie nouvelle. Il se redressa, la pièce ondula, il dut se rasseoir.
    — Vous êtes chiffonniers ? demanda-t-il, espérant obtenir un sursis.
    — Non, ma vieille, t’as d’vant toi un limousinier 29 . Je renonce à compter les clapiers que j’ai construits, c’est pour me seconder qu’Estève est v’nu à la rescousse, j’suis débordé, ici j’assume toutes les fonctions : j’suis non seulement le vautour qui encaisse les loyers, mais aussi le notaire, l’avocat, le juge de paix. C’est moi qui éteins l’incendie quand l’torchon brûle, moi qui distribue les héritages en cas de décès : à toi ces ferrailles, tu les revendras au fondeur, à toi cette mine d’ossements, ça fera le bonheur des fabricants de colle, d’engrais ou de boutons, à vous autres cette charpie guignée par le papetier !
    Estève, en proie à la fièvre de Bercy, se mit à déclamer :
    Au royaume du crochet
    L’ chiffonnier seul gouverne
    Au royaume du déchet
    Règne seul le chiffonnier.
    Ô chevalier de la lanterne !
    Ô chevalier du crochet !
    — Ta gueule ! brailla Raymond. Vire cette boutanche, on va accompagner monsieur, parce que je veux justement réclamer le terme de la romanichelle.
    Ils traversèrent la cité Doré.

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