Le soleil d'Austerlitz
Sapieha, un Polonais. Mais c’est ainsi. Le passé ne le concerne pas.
Il s’approche. Il faut toujours quelques passes d’armes avant une reddition. Et celle-ci doit être complète.
— Vous ne devez rien avoir que de moi, dit-il.
Il déchire un voile dont il devine qu’il avait été offert par le prince Sapieha. Il brise à coups de talon une bague et un médaillon.
— Que de moi, répète-t-il.
Il lui fourre dans la gorge un gros paquet de billets de banque.
Il rit. Elle doit revenir. Il trouve près d’elle un moment de paix. Il aime sa juvénilité. Il chantonne avec elle. Il s’endort sur sa poitrine. Est-il possible qu’elle n’ait que seize ans ? Elle en paraît dix de plus. Et lui, dix de moins, murmure-t-elle.
Il rit encore. Elle devient Georgina. Il la reçoit deux à trois fois par semaine à Saint-Cloud, où il réside de plus en plus souvent, et aux Tuileries.
Qu’importe la jalousie de Joséphine, qui parfois s’aventure dans l’escalier privé mais qui recule quand elle aperçoit Roustam qui monte la garde.
Il a aussi conquis le droit au plaisir d’être avec la femme qu’il veut.
Le temps des amours larmoyantes est passé.
Un soir, il dîne à Saint-Cloud avec Joséphine, Roederer et Cambacérès. Georgina doit le rejoindre au milieu de la nuit. Il fixe Joséphine.
— Plus je lis Voltaire, dit-il, plus je l’aime. Jusqu’à seize ans je me serais battu pour Rousseau contre tous les amis de Voltaire, aujourd’hui, c’est le contraire…
Il hoche la tête. Peut-être personne ne comprend-il ce qu’il pense ? Que la vie impose la dure loi de la réalité. Et que Voltaire enseigne cela bien plus que ce rêveur de Rousseau.
— La Nouvelle Héloïse , reprend-il, je l’ai lue à neuf ans. Rousseau m’a tourné la tête.
Il se lève.
Joséphine n’essaie même pas de le retenir. Il ne dort plus avec elle que quand il l’a décidé. De plus en plus rarement.
Il va attendre Georgina, chez lui, en lisant devant le feu. Quand elle arrivera, il écartera de la main les dossiers, et il trouvera la paix en caressant ce corps laiteux.
C’est l’hiver. Il aime ces nuits, ces moments secrets comme s’il était dans une caverne, une sorte d’enfance. Il chantonne. Il récite. Il joue. Puis Georgina s’en va.
Il met son uniforme de Premier consul.
Mais il reste à Saint-Cloud durant tout le mois de décembre. C’est son palais. Il ne se rend aux Tuileries que pour quelques audiences. Le 5 décembre, il reçoit Hawkesbury, le ministre anglais accompagné de l’ambassadeur Withworth. Il observe les Britanniques. Il aurait envie de les secouer, mais il se contente de répéter que les « relations de la France avec l’Angleterre sont le traité d’Amiens, tout le traité d’Amiens, rien que le traité d’Amiens ». Il ne peut s’empêcher pourtant de demander d’une voix courroucée pourquoi l’Angleterre n’a pas, conformément au traité, évacué Malte.
Hawkesbury reste impassible, puis dit que Londres a pris bonne note de l’annexion du Piémont et de l’île d’Elbe par la France. Et du fait que la Hollande n’ait pas été évacuée.
— Ce sont des questions que le traité d’Amiens n’a pas abordées, rugit Napoléon.
Puis il se reprend, reconduit le ministre et l’ambassadeur :
— La paix, dit-il, toute la paix, pour consolider l’Europe ?
Mais, alors qu’il rentre à Saint-Cloud dans la grisaille de ce mois de décembre 1802, Napoléon doute.
La guerre est peut-être à nouveau aux portes. Londres se réjouit de la mort du général Leclerc à Saint-Domingue, de la faillite du projet de reprise en main des Antilles françaises, de l’impossibilité de bâtir un empire colonial d’Amérique. Il faudra bientôt renoncer à la Louisiane, qu’on ne peut aider si la guerre revient.
Napoléon traverse lentement les galeries du palais de Saint-Cloud. Il a exigé que l’on prenne un deuil de dix jours, un deuil de Cour, pour saluer la mort de Leclerc. Les aides de camp portent le crêpe au bras et à l’épée.
Il s’enferme dans son cabinet de travail. Il écrit à Pauline qui doit rentrer de Saint-Domingue avec la dépouille de son mari : « Tout passe promptement sur la terre hormis l’opinion que nous laissons empreinte dans l’Histoire. »
Il convoque Méneval, lui dicte un ordre pour que la surveillance de Toussaint Louverture, enfermé au fort de Joux, dans le Jura, soit renforcée. Il exige qu’on lui retire tous
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