Le tresor de l'indomptable
PROLOGUE
Timeo est summersus in undis.
Je crains que les vagues noires déferlent sur lui.
Complainte médiévale
Fête du transfert des cendres de Saint-Edouard le Confesseur,
12 octobre 1300
« Des horreurs de la mer et de ses monstres dévorants, Domine libéra nos » (« Seigneur délivre-nous ») était la prière habituelle de ceux qui, empruntant les voies maritimes, traversaient la Manche et la mer d’Irlande du bout de la Cornouailles jusqu’à l’endroit où les vagues s’écrasent comme des démons contre les dents acérées des rochers au large du cap Farnborough. Pourtant, nul monstre marin n’était plus redouté que la très haute cogghe ventrue, le trois-mâts L’Indomptable, avec sa proue saillante et son château proéminent à la poupe, ses plates-formes de combat et autre matériel de guerre. Les terreurs nées de la bourrasque nocturne, la furie des vents chevauchés par le diable, l’épouvante due à l’orage le plus sombre et à l’assaut effroyable des vagues pâlissaient face à la rapidité, la sauvagerie et la cruauté de L’Indomptable, sous les ordres de son maître Adam Blackstock, naguère résidant et bourgeois de la cité royale de Cantorbéry.
L’Indomptable portait bien son nom ; il apparaissait soudain, puis se fondait au loin, comme protégé dans les plis d’une brume malveillante, pour mieux réapparaître au large de l’Humber, de l’embouchure de la Tamise, ou pour venir rôder devant Pevensey ou l’un des cinq ports {1} . On traitait ses hommes d’équipage de démons incarnés et leur sinistre cogghe de navire de damnés. Il y avait peu, L’Indomptable avait capturé, au large de Bordeaux, une nef chargée de vins, saisi sa précieuse cargaison et ses marchandises, puis coulé le bâtiment après avoir pendu son capitaine et noyé tous les survivants. Il s’en était même pris aux galères armées de la puissante Venise et, plus grave, aux massives cogghes des négociants allemands composant la formidable Hanse, qui possédait son propre bassin et ses quais dans sa concession de Steelyard, à Londres.
Un an auparavant, vers la fête de la moisson, le 1 er août, Blackstock avait remporté son trophée le plus important, une embarcation hanséatique, La Vierge de Lübeck, avec son fret de fourrures et de peaux. Plus inestimable encore s’était révélée cette cassette, taillée dans un fanon de baleine, qui renfermait la Carte du Cloître destinée à Sir Walter Castledene, chevalier de Cantorbéry, et qui fournissait des détails précis sur un fabuleux trésor enfoui dans le Suffolk entre les pâturages et la Denham. La carte avait été chiffrée, et Blackstock s’apprêtait à présent à faire remonter l’Orwell à L’Indomptable et à doubler la péninsule de Colvasse pour s’abriter dans une anse sous le couvert des arbres, près de St Simon des Rochers, un ermitage en ruine qui possédait une chapelle abandonnée. Il pourrait y débarquer et s’aboucher avec son demi-frère, Hubert Fitzurse, un lettré qui avait étudié à l’école du cloître de St Augustin à Cantorbéry. Hubert avait même fréquenté les collèges de Cambridge avant d’entrer dans l’ordre des Bénédictins. Mais tout ça c’était du passé, l’ombre de ce qui aurait pu être. Maintenant, jour de la fête de la translation des reliques de Saint-Édouard le Confesseur, L’Indomptable traçait son chemin le long de la côte de l’Essex vers l’Orwell afin que Blackstock rencontre son demi-frère, rencontre qui pouvait changer leur vie à tous les deux.
En ce matin d’octobre glacial, alors que les nuages pesaient comme un linceul de plomb, le regard d’Adam Blackstock perçait la mer embrumée. Le capitaine portait des hauts-de-chausses en cuir enfoncés dans des bottes fourrées et, sur sa chemise et son justaucorps, une épaisse chape de laine au capuchon relevé pour se protéger la tête et le visage des embruns glacés qui lui fouettaient la peau. Blackstock ne semblait avoir conscience ni du mauvais temps, ni du navire qui peinait et se balançait, ni de la forte houle grise, ni des cris perçants des mouettes, ni de ce redoutable brouillard qui enveloppait tout. Il avait donné l’ordre d’allumer les fanaux et se sentait en sécurité ; peu d’équipages prendraient la mer par un temps pareil et L’Indomptable était, lui, bien armé. Blackstock rêvait au passé, spéculait sur l’avenir et se demandait comment tout cela
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