L'Enfant-Roi
il appela son favori :
— Luynes ! Luynes ! Luynes !
Bien des années plus tard, j’ai encore ce cri dans
l’oreille, et je ne saurais dire pourquoi il m’évoque ce qui précéda : ce
baiser si mal venu et si mal reçu, de la mère au fils – le premier et le
dernier qu’elle lui donna jamais.
Luynes, qui ne pouvait qu’il ne fût aimable avec tout un
chacun, avait promis à la reine de parler de Barbin au roi, tout en étant bien
résolu d’avance à n’en rien faire. Et quant à elle, c’était la quatrième fois
qu’elle réclamait son intendant et se cognait à cette vitre-là.
Le cri impatient et répété poussé par le roi –
« Luynes ! Luynes ! Luynes ! » – arracha le
favori à la main de la reine, comme si une invisible laisse le ramenait d’un
coup à son maître.
Elle demeura seule, et en plein désarroi. Sans Barbin pour
remplacer la Conchine, elle ne pouvait discerner le chemin devant elle, ayant
dans l’esprit tant de confusion, et se sentant si faible malgré sa dureté.
Elle s’appuya contre la muraille entre deux fenêtres et se
mit à sangloter, tandis que Richelieu, se penchant sur elle, lui murmurait des
consolations chrétiennes à l’oreille. Mais, si résolu qu’il fût à la
servir – et au besoin, à la desservir –, il n’avait pas encore eu le
temps d’assurer sur elle son emprise, et elle ne l’oyait qu’à demi.
Je m’étais attardé à envisager ce couple étrange, et il me
fallut marcher à grands pas, voire quelque peu courir, pour rejoindre la suite
du roi. Je la rattrapai alors quelle entrait dans l’appartement d’Anne
d’Autriche.
La petite reine était debout devant sa fenêtre, regardant
dans la cour du Louvre la dizaine de carrosses qui formait le cortège de Marie
et la compagnie de Monsieur de la Curée, qui devait lui servir d’escorte. Elle
avait le visage tout chaffourré de larmes, entendant mal ce qui se passait, et
craignant de subir un sort semblable à celui de la reine-mère. Après qu’elle se
fut génuflexée devant lui et qu’il l’eut saluée, Louis lui prit la main et en
quelques mots, non sans douceur, il la rassura. Puis il regarda le convoi
s’ébranler.
Quand, passant sous le passage voûté, le pont-levis et le pont
dormant, les carrosses eurent disparu un à un à sa vue, Louis prit congé
d’Anne et gagna la Petite Galerie où se dressait le billard auprès duquel il
avait passé tant d’heures à jouer ou à feindre de jouer, les vingt-trois et
vingt-quatre avril. Il s’appuya sur le parapet de pierre et regarda le premier
carrosse s’engager sur le Pont Neuf. C’était celui de Monsieur de Bressieux. Le
second, recouvert de velours noir et traîné par six chevaux bais, était celui
de sa mère. Louis le regarda s’éloigner.
L’ambassadeur de Venise, qui avec nous avait suivi le roi
jusqu’à la Petite Galerie, devait confier plus tard à Madame de Lichtenberg,
qui me le répéta, que le roi regarda s’éloigner le carrosse maternel « con
gusto particolare [102] ». Je m’apense là-dessus que
l’ambassadeur imagina ce sentiment plutôt qu’il ne le vit, car le visage de
Louis ne reflétait rien. Toutefois, si j’en juge par les émotions de ceux qui,
comme moi, avaient au fil des années partagé la vie du roi, ses angoisses et
ses épreuves, je parlerais plutôt ici d’un immense soulagement, comme si la
chape de plomb qui, sous la férule de la régente, pesait sur le Louvre, s’était
tout d’un coup levée, laissant le roi merveilleusement allégé. Mais c’était là
un émeuvement grave, et bien différent d’un « plaisir » : Le roi
était libre. Il était roi. Il vivait enfin.
Une fois le carrosse de la reine hors de vue, Louis commanda
son propre carrosse, et avec Luynes et Vitry, m’y invita : grandissime
honneur, surtout en un tel mémorable moment, mais qui me prit sans vert :
j’eus tout juste le temps de dépêcher La Barge à mon père, et chez ma Gräfin, pour m’excuser de l’inexcusable faux bond dont je me rendais coupable à
leur endroit.
Au cours du voyage, comme il faisait souvent, Louis se
rencogna dans le coin droit du carrosse face au chemin, et son chapeau sur les
yeux, croisant les mains sur son ventre, il fit mine de s’ensommeiller. Cela
signifiait qu’il ne voulait pas que nous parlions, et encore moins parler
lui-même. Là-dessus, Vitry, avec la simplicité qu’il mettait en toutes ses
actions, décida de dormir et, comme
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