L'énigme des blancs manteaux
secret, Nicolas, du secret le plus muré et le plus impénétrable. Il est hors de question de respecter les étapes habituelles de la procédure telles que M. de Noblecourt a dû naguère vous les enseigner. Je ne veux pas de magistrat désigné dans cette enquête pour le moment; nous ne pouvons nous fier à personne. Il faut être implacable. Au besoin, demandez-moi des lettres de cachet pour la Bastille : la sécurité y est plus grande que dans nos geôles encombrées de populace, de prostituées et des familles des détenus qui entrent et qui sortent sans contrôle. Avez-vous des cadavres, cachez-les! Avez-vous des constatations à faire, enveloppez-les de ténèbres! Vous avez, à juste raison, approché M. Sanson; utilisez-le, c'est un tombeau. Ce secret, étendu sur toutes choses, vous conduira au bout du labyrinthe.Vous êtes mon plénipotentiaire hors des règles et des lois, et n'oubliez pas que, si vous échouez et compromettez mon pouvoir, ma main se retirera de votre tête... Vous êtes votre maître. Vous avez ma confiance et mon appui. Faites au mieux et touchez rapidement au but.
Nicolas, ému par la grandeur qui émanait du lieutenant général, le salua sans un mot. Il se dirigeait vers la porte quand Sartine le retint par l'épaule.
— Nicolas, prenez garde à vous. Vous savez maintenant à qui vous avez affaire. Cette canaille est redoutable. Pas d'imprudences. Nous avons besoin de vous.
Assailli de questions par le père Marie, qu'intriguait tout ce remue-ménage, l'inspecteur Bourdeau attendait Nicolas dans l'antichambre. Fort dépité de ne rien apprendre, l'huissier, concentré sur son brûle-gueule, s'était enveloppé d'un âcre nuage de fumée. Il activait avec rage la combustion à grandes aspirations chuintantes et précipitées.
Nicolas voulut entraîner Bourdeau vers la Basse-Geôle, afin d'examiner le corps du docteur Descart, mais l'inspecteur objecta que lui-même, Nicolas, était à faire peur, que sa blessure n'était pas encore fermée, ses vêtements déchirés et que, dans l'état où il se trouvait, une nouvelle faiblesse était assurée. Il devait se restaurer et reprendre des forces. Bourdeau supposait que Nicolas n'avait rien mangé depuis leur dernière rencontre de la veille.
De fait, Nicolas lui avoua n'avoir rien avalé à part le ratafia de la Paulet, une tasse de café chez Antoinette et deux gorgées du tord-boyaux de l'huissier; il avait le ventre creux.
Bourdeau entraîna d'abord Nicolas dans la ruede la Joaillerie vers l'officine d'un apothicaire de ses amis qui avait la pratique des hommes du guet quand une opération de police un peu vive amenait quelques blessés. Le praticien nettoya la plaie à la tête après que Nicolas se fut livré à une très sommaire toilette. Il trempa un peu de charpie dans une pommade sombre et puante et l'appliqua sur la plaie, en précisant, avec componction, que ce n'était pas de l'onguent « miton-mitaine 31 ». La sensation de brûlure initiale fit place aussitôt à une sorte d'insensibilité qui surprit le patient, dont la tête fut enveloppée d'une bande de toile si adroitement nouée que rien ne dépassait sous le tricorne. La coupure au flanc fut pareillement traitée après avoir été sondée. L'apothicaire y plaça un taffetas gommé. Cela devait faire l'affaire, assura-t-il, et, au bout de quelques jours, il n'y paraîtrait plus.
Nicolas n'apprécia pas le ricanement de l'homme qui avait qualifié sa blessure de « piqûre à la Damiens ». Il lui déplaisait qu'un attentat de lèse-majesté — un frisson sacré le saisissait à cette idée — pût fournir à cet homme un motif de dérision.
Comme ils quittaient l'officine, ils tombèrent sur Tirepot. Il ne s'était guère éloigné du Châtelet et attendait, en patrouillant dans les rues avoisinantes, de retrouver Nicolas. Bourdeau lui proposa de les accompagner dans son habituelle taverne, rue du Pied-de-Bœuf, où ils comptaient se réchauffer et se réconforter. Une lumière dense et jaunâtre tombait d'un ciel bas et laissait dans l'ombre les ruelles tortueuses de la Grande Boucherie. Les chalands, semblables à des spectres, apparaissaient puis disparaissaient. Seuls, leurs visages fermés et verdâtres s'imposaient aux regards en suscitant l'inquiétude. Le bruit des pas dansla neige mouillée n'évoquait plus le craquement sec et joyeux du gel, mais plutôt le raclement d'une pioche dans le sable humide s'évertuant à quelque tâche
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