L'énigme des vampires
faisant, on a oublié
que le créateur était un arbre qui se nourrissait dans la terre du passé, avec
ses racines, et que cette nourriture était indispensable pour qu’il pût
produire les magnifiques frondaisons qui font sa gloire.
Toute œuvre d’art, par conséquent tout récit de fiction littéraire,
est subjective dans la mesure où elle exprime nécessairement le psychisme de l’auteur,
ses fantasmes, ses aspirations profondes, et ses névroses. Un même thème traité
par plusieurs auteurs provoquera des œuvres différentes, chacune pouvant être
considérée comme originale. Et, à la limite, on pourrait dire que toute épopée
anonyme, tout récit d’essence mythologique, porte les marques – et même les
stigmates – de son ou ses créateurs. La différence tient au but : l’œuvre
littéraire vise une certaine esthétique tandis que le récit traditionnel se
préoccupe davantage de transmettre, sous forme symbolique, un « savoir »
hérité du passé, savoir qu’il convient de préserver et d’illustrer. Mais
pourquoi ces buts seraient-ils donc contradictoires ? Au terme d’une
évolution culturelle d’une société, ce qu’on appelle le roman (le terme
anglo-saxon fiction est beaucoup plus approprié)
ne serait-il pas l’aboutissement, à travers une esthétique élaborée, du récit
traditionnel ? La question a été maintes fois débattue, et elle amène tout
naturellement à envisager une complémentarité.
C’est pourquoi il convient d’appliquer la méthode de
Sainte-Beuve jusqu’au bout, c’est-à-dire de dépasser la structure psychique de
l’auteur pour parvenir à cerner le plus étroitement possible les sources
auxquelles est puisée l’œuvre romanesque. Ainsi, lorsqu’on se penche sur Dracula et sur Bram Stoker, on est amené à faire des
constatations essentielles qui permettent de replacer la « fiction »
dans son cadre réel. Bram (= Abraham) Stoker était irlandais, ce qui n’est pas
sans conséquence. Né à Dublin en 1847, il eut une enfance maladive. « Il
était littéralement couvé par sa mère… Elle passait son temps à lui narrer des
contes de fées, des histoires de korrigans de la tradition celte, à évoquer ses
souvenirs… Elle pouvait puiser dans sa mémoire une multitude de récits d’horreur
que Bram ne devait jamais oublier [1] . » Voilà qui est
important : les premières années du futur auteur de Dracula ont été bercées par des récits fantastiques
où le merveilleux hérité de la tradition populaire fait bon ménage avec le
quotidien. Il n’en faut pas davantage pour marquer définitivement l’imaginaire
d’un individu et pour orienter ses aptitudes.
On objectera que ce n’est certainement pas ainsi que Bram
Stoker a pu se nourrir du thème des vampires : « Ils sont originaires
d’Europe centrale et nos paysans ne les connaissent pas. Ils n’ont à leur
disposition que quelques petits monstres suceurs qu’ils définissent mal… [2] »
Cette ignorance prêtée aux paysans d’Europe occidentale concernant les vampires
n’est pas aussi absolue qu’on le pense généralement. Une analyse en profondeur
de la tradition populaire occidentale peut prouver le contraire, même si le
vampire prend un tout autre aspect que celui du comte Dracula. Mais quand cela
serait, la mythologie celtique et ses dérivés dits folkloriques apparaissent particulièrement
riches en éléments merveilleux et fantastiques, fantômes, êtres de l’Autre
Monde, personnages ambigus situés entre la vie et la mort, pour avoir
prédisposé le jeune Bram à rechercher dans cette direction les sources de son
inspiration et de sa quête personnelle.
De toute façon, en 1880, Bram Stoker fit une rencontre capitale,
celle d’un savant orientaliste hongrois, Arminius Vambery, professeur à l’université
de Budapest, qui faisait de fréquents séjours en Grande-Bretagne. Vambery était
un spécialiste des traditions populaires et possédait de nombreux documents sur
la Transylvanie, laquelle, à l’époque, était enclavée dans l’Empire
austro-hongrois. Ce fut, pour Stoker, le début d’une longue recherche sur le
vampirisme à travers l’histoire et les légendes, recherche qui aboutit donc à l’élaboration
de son roman. C’est dire que Dracula n’est pas
seulement un ouvrage de fiction, mais une sorte de synthèse de différentes
traditions issues des Carpates, synthèse dans laquelle l’auteur a fait intervenir
très souvent
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