L'énigme des vampires
d’expliquer le comportement
des héros. Dans l’épopée, ce comportement va de soi et n’a nul besoin d’être expliqué.
Dans le roman, si la base demeure identique, ce comportement doit
obligatoirement être analysé et justifié. Voilà pourquoi, sans le dire, Bram
Stoker, en esquissant le portrait physique et moral de Dracula, tente de
rattacher la notion de vampire à un concept à la fois traditionnel et
intellectuel. Mais, au centre du tourbillon, c’est le héros maudit qui se
présente aux yeux du lecteur et qui agit selon des normes que l’auteur est, en
dernière analyse, incapable d’expliciter, même s’il a pris soin de s’entourer
de toutes les précautions d’usage et surtout de suggérer les sources auxquelles
il a puisé pour construire son canevas romanesque. Ainsi peut-on dire en toute
bonne foi que le Dracula de Bram Stoker, en
dépit de son aspect littéraire et moral (ô combien victorien !), plonge
ses racines dans un mythe essentiel et fondamental, celui du mort-vivant qui ne
peut survivre qu’en empruntant aux autres ce qui
lui manque, le sang en l’occurrence, parfait symbole de l’énergie vitale.
Le divorce entre épopée (et donc récit mythologique) et œuvre
littéraire a commencé à se produire au moment où la société occidentale a vu
triompher un rationalisme issu d’un aristotélisme trop étroit, renvoyant le
fantastique, le merveilleux, et par conséquent le sacré, à de simples fantasmes
de compensation. Ainsi est née la conception toute nouvelle de l’œuvre d’art, due
à un artiste classé et reconnu comme tel, et surtout qualifié de créateur . Or, on sait que l’artiste ne crée rien. Il
ne fait qu’ organiser ce qui lui est donné sous
forme de chaos . L’artiste – peintre, écrivain,
musicien – est un démiurge, chargé de mettre en forme la création supérieure
dont l’origine lui échappe. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, on en est
venu à considérer l’œuvre d’art, et le récit romanesque en particulier, comme
la production exclusive d’un auteur dûment répertorié et possesseur absolu de
ses droits d’auteur.
Il est évident et indéniable que l’auteur d’un texte a des
droits sur ce texte. Il l’a imprégné de ses connaissances, de son talent, de
son art, de sa personnalité tout entière. Mais dire qu’il est le seul créateur de son œuvre est un non-sens. Il n’est
que le médium entre la réalisation et cette
chose mystérieuse, que les Anciens appelaient la Muse ou l’Inspiration, ou
encore la « fureur divine ». C’est déjà beaucoup, et peu nombreux, en
réalité, sont capables d’assumer cette lourde charge, cette redoutable mission
qui consiste à faire passer le mythe abstrait, présent dans l’inconscient et la
mémoire des peuples, dans une expression convenablement adaptée au public de l’époque.
Comme le dit à peu près Victor Hugo, le poète est un arbre qui plonge ses racines
dans le passé pour en retirer une énergie qu’il transforme ensuite en
frondaisons nouvelles. Il n’y a pas de meilleure définition du « créateur »
artistique. À cela s’oppose formellement la notion d’épopée, ou de récit
mythologique, œuvre anonyme et réputée collective, témoignage d’un passé
lointain, plus exactement d’un passé indéfini qui remonte très loin dans la mémoire et qui a été transmis par voie orale de
génération en génération, du moins dans son schéma inaltérable.
Or l’époque moderne rejette l’épopée et le récit mythologique
comme une fantaisie sans importance et accentue le rôle du « créateur »
original. Ce rejet est devenu plus net depuis que s’est répandue la méthode de
critique littéraire inaugurée par Sainte-Beuve et qui consiste à expliquer
toute œuvre par rapport au comportement personnel de l’auteur, sur le plan du
quotidien comme sur le plan du psychisme, voire de l’hérédité, pour ne pas
parler du contexte socioculturel. Il ne viendrait certes à l’idée de personne
de nier ces influences sur la manière d’écrire et de s’exprimer d’un auteur. Tout
écrivain porte la marque de son temps, de son enfance, de sa famille, de son
milieu social, de ses tendances psychologiques, parfois même (très souvent !)
de ses tares. Et l’œuvre littéraire est devenue incontestablement celle de l’auteur.
C’est du Balzac , du
Stendhal , du Zola : et on le
reconnaît bien. Tout cela est parfaitement exact. Mais, ce
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