L'épervier de feu
Nous ne pouvons écourter cette existence parce qu’elle nous effraye !
— Si, Argouges… Peut-être avons-nous trop attendu. Peut-être nous a-t-il donné son mal… William Piers avait raison.
— Où vas-tu ? demanda Barbeyrac à Saveuse.
— Trouver le capitaine. Lui faire part de notre décision.
Ogier se tourna vers son compère :
— Je voudrais que Kemper trépasse avant le retour de Loïs. La muisteur [22] de ce chevalier m’ébahit et me désole.
— Moi aussi, avoua Barbeyrac.
Ils n’osaient se regarder. Ils savaient qu’ils hisseraient Kemper mort ou vif sur le pont. « Un meurtre », se répétait Ogier. « C’est un meurtre ! » L’évidence l’en consternait moins que sa participation inéluctable à ce forfait. Une sorte de fatigue s’éveillait en lui, dominée par un refus de contrevenir, ne fut-ce qu’une seule fois, à une règle, une intégrité dont il n’avait jamais tiré la moindre vanité. Mais la raison voulait que Saveuse fut « dans le vrai ». Kemper, en s’engloutissant dans la mer, connaîtrait les affres de la mort quelques moments ; s’il demeurait sur sa paillasse, il y pourrirait jusqu’à Calais et là, quelque homme d’armes le meurtrirait non seulement par bonté d’âme, mais aussi pour protéger des centaines de vies.
« Après tout », se dit-il, « ce martyr existera en Dieu plus tôt qu’il ne l’espérait. »
Puis il achoppa sur une question oiseuse, abstruse, mais qui, en l’occurrence, prenait pour un chrétien une importance extrême :
« Dieu ou Neptune ? »
Qu’importait ! Il fallait qu’une injustice immanente abrégeât la vie de Kemper pour l’empêcher, lui, Argouges, de commettre une vilenie, quelle qu’en fut la nécessité. La lanterne, au-dessus de sa tête, s’affolait aussi violemment que son cœur, mêlant ses lueurs cuivrées aux fulgurances de la mer.
— Les voilà, dit Barbeyrac.
William Piers semblait soulagé ; Loïs de Saveuse était parfaitement serein et résolu. Il ne semblait pas homme à s’embarrasser de scrupules. Il alla se pencher sur Kemper, puis se détourna et, du menton, fit signe à Barbeyrac. Ils tâtèrent les bubons des aisselles et le capitaine, les bras levés, triompha :
— Je l’avais deviné !
Ogier vit ses compères empoigner le malade. Comme il se débattait, William Piers l’admonesta d’un ton paterne :
— L’air vous fera du bien… Allons, résignez-vous.
Ogier se sentit dilaté d’horreur.
— Non ! dit-il en s’apercevant aussitôt qu’il n’adressait cette injonction qu’à lui-même.
Il se sentait assujetti au plancher tout autant que les lits, les bancs, la table étroite au plateau corrodé par des boissons fortes. La lanterne oscillait autant que sa conscience : il fallait et il ne pouvait défendre Kemper.
— Non ! hurla-t-il à pleins poumons. C’est un crime !
Il était seul : il s’était sciemment détourné afin de ne rien voir. Il s’était dispensé d’une ignominie nécessaire et son esprit sevré de générosité approuvait hypocritement ses compères. Il se vit courir sur le pont. Ses vêtements, bien qu’alourdis par l’eau et le poudrin, flottaient derrière lui. Cependant, il restait immobile et hagard, frissonnant de froid et de vergogne.
Il entendit le cri, l’ultime cri, et ferma les yeux sur cet engloutissement. Alors, il lui sembla que la mer s’apaisait. L’oblation de Kemper à ses flots exaspérés en était-elle la raison ? Il devait maintenant respirer un air pur, échapper aux miasmes, oublier ce corps tourmenté, ces grognements et ces plaintes.
Appuyés aux pavesades, Barbeyrac et Saveuse regardaient les vagues comme si Kemper y avait laissé sa trace. Ils se retournèrent.
— C’est fini, dit le Cambrésien. Il s’est englouti dans la lague [23] .
— Il le fallait ! gronda Barbeyrac. Nous n’en sommes point fiers.
Ogier s’accouda, lui aussi. La mer dansa sous ses regards. Quelque chose y flottait : un morceau d’espar. Un oiseau brun vint s’y poser ; un pétrel sans doute. Il frotta son bec sur le bois luisant et s’escampa, puissant, à la rencontre d’un nuage.
*
Bien qu’elle eût pu sans doute accoster sans dommage, la George attendit, à l’entrée du port, la venue d’un laman [24] pour la guider dans un chenal envahi de nuit et de brouillard mais embrasé par une centaine de torches, pots-à-feu et pharillons. Au-delà brillaient les lueurs
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