L'épervier de feu
suffiront.
— J’accours, messire.
— C’est Robert, mon neveu, dit le vieillard. Dix-huit ans… Ferait un bon sergent… voire un bon écuyer.
Ogier comprit :
— Nous sommes pauvres… Ruinés par la guerre. Je ne sais en quel état je vais revoir mon châtelet, mon épouse, mon père et tous les serviteurs.
L’homme leva les mains à hauteur des épaules et, paumes en avant :
— Je ne vous force pas à le prendre avec vous. Asseyez-vous, tirez vos couteaux et contentez votre faim. Nous n’avons ni pain ni vin, mais cette viande est bonne. Savez-vous que le mouton est le seul animal à brouter une herbe qu’il n’a jamais foulée ni souillée ?… Une herbe saine comme vous et nous… Bon appétit !
Tous mangèrent. À quoi bon parolier : à peine rencontrés, il faudrait se quitter. Ogier, cependant, demanda si la peste, à Saint-Lô et Coutances, était aussi meurtrière qu’ailleurs.
— Il semble hélas ! messire, qu’il en soit ainsi, dit un homme.
— Plus les cités sont grandes, plus les morts s’y entassent, plus les pestilences sont mortelles, dit un autre.
— Les mires y sont plus nombreux, dit le jeune Robert, mais la morille ne les épargne pas… Des clercs les remplacent.
— Je crois que chaque guérison est un miracle du Seigneur, fit Étienne après avoir craché un bout de nerf.
Une espèce d’indulgence apparut dans le sourire du vieillard :
— Un miracle, en vérité… Mais ceux qui prient le plus ne sont pas épargnés… Ce que je sais d’une façon certaine, c’est que la peste est entrée en Normandie à la Saint-Jacques [108] . Elle venait du Levant ou du Nord. Dès lors, elle a lancé ses bras abjects sur Elbeuf, Dieppe, Beauvais, Rouen [109] , Lyons-la-Forêt [110] , Vernon, Évreux, Lisieux, Bayeux, Sainte-Marie-Laumont… Notre maître était bien informé sur son approche… À Bayeux, les chanoines furent priés de s’enfuir [111] . À Balleroy, il ne demeura plus personne… Puis la morille tomba sur Vire. L’épouvante y fut telle que les manants s’éparpillèrent, laissant les morts dans leurs lits et trouvant refuge dans la forêt. On raconte qu’ils ont refusé d’inhumer la châtelaine de la Lèverie, une grande, belle et noble dame… S’il le faut, cependant, nous irons jusqu’à Vire.
— N’y a-t-il pas, demanda Ogier, des lieux où le mal est moins fort ?
— Non… Et vous avez bien fait d’éviter Saint-Lô. Les manants y disposaient de deux marchés qui, bien sûr, sont devenus de toutes petites choses : l’un le jeudi, l’autre le dimanche. Pour apaiser la colère du Ciel, on a déplacé celui-ci : il a lieu maintenant le samedi, mais on n’y voit personne. Ce que je sais aussi qui concerne Coutances, c’est que le couvent des Dominicains est devenu une espèce de maladrerie.
— Je te sais bon gré de me dire cela !
Ogier jeta derrière lui un dernier morceau de viande. Il n’avait plus faim. Un rouquin, le plus maussade d’entre tous, émit un « Oh ! » réprobateur.
— Tout ira bien, tu verras, le rassura Étienne.
Il trouvait le mouton succulent. Il s’en délectait à petites bouchées qu’il laissait fondre lentement dans sa bouche. Il était à l’aise parmi ces gens. « Et moi, Ogier, n’y suis-je pas ? » Ils étaient de sa race. Il percevait, au-dedans des propos du vieux conduiseur de bestiaux, une bienveillance infinie. Cependant, des regards s’allumaient çà et là quand ils se portaient sur les chevaux et même sur les armures.
— Passer par Saint-Lô raccourcit votre chemin, dit l’Ancien. Mais n’y allez pas. La cité avait déjà moult souffert de la conquête anglaise ; elle se meurt de la peste. L’Hôtel-Dieu est plein…
— Il vous en parle en connaissance de cause, dit Robert en posant une main familière ou protectrice sur l’épaule de son oncle.
Il fallait qu’il se mît en évidence. Sous son aumusse de cuir noir, il avait un visage blême, inquiet ; un sourire incertain et tremblant. De tous, et parce qu’il était le plus jeune, c’était lui qui craignait les affres d’une mort autre que celle qu’il imaginait parfois : celle d’un preux, une Durandal à la main.
— L’Hôtel-Dieu est plein, reprit le vieillard. La salle neuve, réservée aux femmes et aux enfants, abrite aussi des hommes. Je vous laisse à penser ce qui peut s’y produire… C’est par le ventre que se fait la corruption des corps et des âmes ! La
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