Les Aveux: Nouvelle Traduction Des Confessions
nous ne
nous redresserons à cette hauteur qu’en partant du plus bas ( humilitate ). Pour ne pas, pensant être quelque chose alors que nous ne
sommes rien, ne pas recevoir ce que nous ne sommes pas mais encore
perdre ce que nous sommes. » (I, 4.)
L’aveu c’est la reconnaissance d’être appelé à ne plus être soi. Pourquoi restons-nous ainsi des hommes sinon pour n’être plus des
hommes ? Le christianisme a posé la question de l’humanité à l’homme.
De cette façon embarrassante, obscène et abstraite, telle qu’elle résonne
dans la parole d’Augustin. Ce fut l’affaire d’un dieu qui endossa historiquement le procès de cette liquidation, qui prit l’allure du coupable.
Le dieu chrétien annonça la mort de l’homme. Ce terrible secret des
familles humaines. L’humanité est tout ce que nous livrons à la mort. Et
tout ce qui survit de l’incendie mortel qu’est l’homme.
Comme l’a très bien montré Dostoïevski, le nihilisme est l’effet
d’une trop longue fascination pour l’homme dieu. Le nihilisme est
toujours antérieur à l’idée chrétienne du dieu fait homme. D’où cette
incompréhension majeure. Si dieu se fait homme, ce n’est pas pour
rejoindre l’homme au plus près, mais plus radicalement pour dénoncer l’abandon de l’homme par l’homme. Simone Weil écrira que loin
de nous rapprocher de Dieu, l’incarnation nous en éloigne. Pour fraterniser avec ce que nous avons abandonné de nous-mêmes. Pour se
fondre dans la négation que nous avons de nous-mêmes. Le christianisme est historiquement une réponse au nihilisme. Il épouse et traverse la négation. Ainsi la mort du Christ n’est pas le scandale que l’on
croit, de l’innocent sacrifié, du dieu incompris, méconnu, mis à mort,
mais celui plus terrible encore de l’humanité qui plonge dans l’abandon sa propre faiblesse, qui jette à mort sa propre condition. Le génie
chrétien est d’avoir désigné, avoué Dieu à cette place de l’humanité
méprisée par elle-même. D’avoir fait travailler l’idée de salut, le ferment d’une eschatologie neuve, au lieu même de ce paradoxe déchirant. Dieu est là où l’humanité s’oublie et se perd. Radicalité : il n’y a
de dieu que là. Le dieu qui se fait homme pour rejoindre enfin moins
l’humanité elle-même que la place désertée, abandonnée de l’humanité par elle-même, et sans laquelle l’humanité, paradoxalement, n’est
rien. D’où ce vide insupportable, cette absence de signification, cette
légèreté irritante, culpabilisante, ce rien, cette vanité, ce vide qu’il y a
à être homme.
L’entreprise d’Augustin n’est pas un simple chemin vers la connaissance de soi mais plutôt une traversée de cette « ombre sinistre de la
connaissance de soi », selon les mots du romancier Joseph Conrad :
« Nul homme ne comprend jamais tout à fait ses propres esquives et
ruses pour échapper à l’ombre sinistre de la connaissance de soi. »
Les Aveux sont une œuvre qui se veut inaugurale et qui n’abandonne pour ainsi dire jamais un accent crépusculaire et violent. Elle
s’ouvre abruptement avec les échos d’un psaume (fait rarissime dans la
littérature latine de l’époque), en s’adressant directement à un dieu
immense, unique et tout-puissant. Partout présent. Jusque dans
l’absence, la nuit, les affres du manque et de la pulsion. Un dieu créateur, doux et savant, sévère et compassionnel. Le gigantisme de ce
dieu, créateur du ciel et de la terre – gigantisme étranger aux dieux
païens –, surplombe les treize livres. Dieu interlocuteur. Comme si
nous ne pouvions commencer à rendre compte publiquement de nous-mêmes que parce que nous sommes interpellés intimement. Le coup
de force d’Augustin, qui n’est pas tout à fait le premier dans l’Antiquité à se livrer à une confessio , est d’instruire son récit comme unaveu. Car parler de soi n’est pas la même chose que rendre compte de
soi. Il y a quelque chose de nietzschéen dans cette entreprise : la
volonté de se sentir coupable et condamnable.
Augustin invente la condition du sujet nouveau : créature responsable et infirme, incapable de se suffire. Sujet qui n’a déjà plus grand
chose à voir avec celui des institutions romaines et la culture hellénistique.
L’autorité des Aveux a longtemps interdit que l’on s’interroge sur le
pacte autobiographique de ces treize livres. Il n’est pas sûr que le
plus édifiant ni
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