Les Casseurs de codes de la Seconde Guerre mondiale
GC&CS, pôle où les cardigans, le tweed et la pipe étaient de mise, tournaient à l’époque autour de 180, dont une trentaine de cryptanalystes. Les autres étaient des membres du renseignement et des administratifs. En 1938, on saisit très vite qu’il faudrait gonfler les effectifs.
C’est ainsi que débuta une campagne de recrutement massif. Une note interne datant de février 1939 indique que « trois professeurs seraient disponibles dès que le besoin se ferait sentir », comme si ce genre d’élément n’était qu’un maillon de la chaîne. Le conflit qui menaçait entraîna un changement d’attitude au sein de la GC&CS.
Les années précédentes, selon un ancien de la maison, le Département ne souhaitait pas employer de mathématiciens pour casser les codes car cette corporation n’avait pas le tempérament pour ça. « Ils étaient vraiment personae non gratae », se souvient John Herivel, lui-même excellent mathématicien (et auteur de l’une des plus grandes découvertes du Park), « soi-disant en raison de leur manque d’esprit pratique et de fiabilité ».
Tout cela devait changer radicalement. Alistair Denniston avait passé quelques mois à Oxford et Cambridge pour évaluer les jeunes candidats les mieux armés, parmi lesquels figurait un jeune mathématicien très prometteur, Peter Twinn. Il y avait aussi un enseignant en mathématiques de 33 ans d’une intelligence éblouissante, Gordon Welchman, du Sidney Sussex College de Cambridge. Bel homme à la moustache superbement taillée, Welchman se révéla rapidement être un officier de recrutement assidu, enthousiaste et fantastiquement ambitieux.
Le jeune mathématicien le plus doué de tous avait 27 ans et se nommait Alan Turing, issu du King’s College de l’université de Cambridge. Il avait été repéré encore plus tôt, dès 1937. De tous ces mathématiciens, Turing et Welchman joueraient rapidement un rôle fondamental dans l’opération entreprise à Bletchley. Le nom de Turing reste éternellement associé au Park et à ses travaux. Le succès que ce brillant personnage tragiquement incompris devait connaître à Bletchley est en partie à l’origine du monde informatisé dans lequel nous vivons aujourd’hui. Mais c’est aussi au Park que Turing devait trouver une sorte de liberté, particulièrement rare, avant que la culture étroite d’esprit et répressive ne se referme sur lui dans l’après-guerre et n’entraîne apparemment sa mort précoce.
« Turing », commente Stuart Milner-Barry, « était un personnage étrange et en fin de compte tragique ». Mais Turing fut à plus d’un titre enthousiasmant. « Alan Turing était unique, se souvient Peter Hilton. Quand vous apprenez à bien connaître un génie, vous vous apercevez qu’il existe une grande différence entre une personne très intelligente et un génie. Avec les gens très intelligents, vous leur parlez, ils émettent une idée et vous vous dites, sinon à eux, “J’aurais pu avoir moi-même cette idée”. Vous n’aviez jamais cette impression avec Turing. L’originalité de sa pensée n’avait de cesse de vous surprendre. C’était extraordinaire. »
À l’instar de Dilly Knox, Turing était allé à Cambridge, bien que, dans les années 1930, l’atmosphère edwardienne de l’université, empreinte d’une certaine décadence homo-érotique, ait été progressivement supplantée par la priorité accordée à la politique. Certains récits portant sur Turing mentionnent une voix haut perchée, un bégaiement, un rire qui mettait à l’épreuve la patience même de ses plus proches amis et l’habitude de mettre un terme à toute interaction sociale en s’éclipsant de la pièce les yeux baissés et en balbutiant des remerciements.
Autrement dit, on brossait le portrait d’un expert à la limite du syndrome d’Asperger. Ses excentricités ont été soigneusement étudiées, notamment un vélo, dont la chaîne était prête à sauter après un nombre bien précis de tours de manivelles, Turing devant donc calculer précisément le moment où il devait commencer à pédaler en arrière afin d’éviter le saut de chaîne. Et il avait l’habitude de pédaler dans la campagne coiffé d’un masque à gaz intégral.
Peut-être y avait-il un avantage à posséder une bicyclette que personne d’autre ne pouvait utiliser sans qu’elle se disloque ? Et le fait est que Turing souffrait atrocement de rhumes des foins. Le
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