Les champs de bataille
avec une certaine exaspération qu’elle souhaiterait s’éloigner sans attendre le départ du train.
Elle le quitte alors que deux hommes approchent de la voiture 3818. Hardy se crispe en identifiant l’un d’eux. Ils montent dans le train. Hardy hésite une seconde, regarde autour de lui puis, reconnaissant un voyageur qui s’apprête également au départ, s’approche et, sous prétexte de lui demander du feu, lui parle. L’échange dure quelques secondes tout au plus. L’agitation des départs crée bientôt une accélération du mouvement, les roulements des sifflets exaspèrent les nerfs des retardataires, les premières portières se referment, les vitres des couloirs sont abaissées, on s’embrasse, on se touche les mains. René Hardy, au derniermoment, bondit sur le marchepied, saisit la poignée, claque la portière derrière lui.
Son destin est scellé.
Le sait-il ?
Lorsqu’il revient devant le juge ce matin-là, il porte la veste en cuir contre laquelle il retenait sa fiancée le soir du 7 juin 1943. Un pli soucieux barre son front. Il regarde alentour avec l’œil fureteur des clandestins surveillant leurs arrières. Il est inquiet. Dans un état psychologique proche de celui qui était le sien en montant dans la voiture 3818. Le dira-t-il ?
« Oui, concède-t-il, je n’étais pas très rassuré. »
Il se pince les ailes du nez, inspire tout en se frottant la cloison nasale : le cabinet pue le détergent.
« J’avais repéré Multon.
— Qui est Multon ?
— Le petit gros qui est monté dans le train. »
Le juge précise, pour le greffier : Jean Multon. Alias Lunel. Membre du réseau Combat, arrêté deux mois plus tôt, retourné par les Allemands, responsable de l’interpellation d’un grand nombre de résistants, notamment de Bertie Albrecht. Condamné à mort et fusillé en septembre 1946.
Il ajoute :
« Le chef du SD de Marseille l’avait recruté puis envoyé à Lyon, section IV de la Gestapo. »
Hardy opine : il connaît les états de service de l’homme qui est monté dans le train quelques minutes avant lui.
« Quand vous l’avez vu, vous n’avez pas songé qu’il serait dangereux de voyager dans la même voiture ?
— Posez votre question plus abruptement : pourquoi suis-je monté dans le train ? C’est cela qui vous intéresse ?
— Oui, admet le juge.
— Je suis monté dans le train parce que je croyais qu’il ne m’avait pas reconnu. Et d’ailleurs, à ce moment-là, en effet, il ne m’avait pas reconnu. Nous nous étions vus une seule fois, longtemps avant, au bar des Danaïdes, à Marseille. Une réunion de camarades… Il n’avait pas encore trahi. A Perrache, je pensais qu’il ne me reconnaîtrait pas : j’avais teint mes cheveux et je portais une paire de lunettes.
— De vue ?
— Correction zéro.
— Pourquoi êtes-vous resté sur le quai ?
— Un type attendait sur le quai. Je le connaissais. Il était dans le mouvement. Je me suis approché, je lui ai demandé du feu, ettout en allumant ma cigarette, je lui ai dit que Multon était dans le train et que s’il m’arrivait quelque chose, il devait prévenir Barrès.
— Barrès ? »
Hardy émet un petit ricanement avant de répondre :
« Vous savez très bien qui est Barrès. »
Le juge note le vrai nom sur une feuille de papier. Il veut que Hardy comprenne qu’il n’est dupe de rien, ni des mensonges, ni des omissions.
« Donc, vous montez dans le train…
— J’aurais dû arriver à huit heures du matin à Paris. J’avais rendez-vous.
— Avec qui ?
— Un membre de Combat chargé d’organiser des sabotages en zone nord. »
Il cite son nom de guerre. Il précise, le ton très ferme :
« Comme vous le savez, ce n’était pas le général Delestraint.
— Je ne l’ai jamais pensé. »
Hardy ne commente pas.
« Le général Delestraint avait rendez-vous avec vous, mais vous l’ignoriez. »
Delestraint avait été nommé chef de l’Armée secrète quelques mois plus tôt. Cette décision avait été imposée aux responsables militairesdes mouvements, qui avaient vainement tenté de s’y opposer . Le général avait demandé à voir Hardy qui, en tant que chef de Résistance-Fer, était rattaché à l’état-major de l’Armée secrète. La rencontre avait été fixée au métro La Muette, le 9 juin à neuf heures du matin. Hardy n’en avait pas été informé.
« Lorsque je pars pour Paris, j’ignore
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