Les chevaliers du royaume
s’emporta, traitant son mari de tous les noms – insultes qu’il feignit de ne pas entendre, parce qu’il ne savait y répondre.
Sous les regards amusés des badauds, le petit homme descendit de la carriole et se dirigea, clopin-clopant, vers un coin du marché où des forgerons frappaient sur des sabres pour leur donner vie. Les « clang ! clang ! » des lourds marteaux ponctuaient les invectives de Fémie d’autant de points d’exclamation chauffés au rouge, qui enfonçaient chaque fois un peu plus la tête de Massada dans ses épaules. Enfin, quand il se fut suffisamment éloigné, le petit Juif fit mine de s’intéresser à l’échoppe d’un artisan qui fabriquait au tour des manches de dagues.
Pour se convaincre, autant que pour convaincre sa femme de l’intérêt qu’il leur portait, Massada s’enquit auprès d’un apprenti du prix d’une de ces lames, dont la réputation avait depuis longtemps dépassé les frontières de l’Orient.
— Mauvais homme ! lança Fémie à son mari depuis son siège. Yallah ! Abandonne ta femme au milieu du marché !
Massada fit la sourde oreille, et commença à marchander pour se donner une contenance.
Soudain, la chienne poussa un jappement. Morgennes tourna la tête :
Elle ! Que faisait-elle ici ? Était-ce la même ? Morgennes regarda du côté de la carriole, et vit la femme assise à l’avant.
Elle était si grosse que des bourrelets de graisse lui tombaient du cou pour pendre sur sa poitrine. On ne savait si sa tête et son menton étaient anormalement bas, ou si ses épaules montaient exagérément haut. On aurait cru voir un éléphant. Elle en avait le gabarit et les barrissements. Ses emportements étaient autant de vociférations qui excitaient l’attention des curieux. Elle aurait fait une vendeuse à la criée idéale, mais, hormis les nombreux colifichets passés à son cou et les bagues à ses doigts, son étal était vide. D’ailleurs, Morgennes se demanda ce qu’elle aurait pu vendre, personne n’achetant de laideur. « Pauvre femme », pensa-t-il.
C’est alors que leurs regards se croisèrent.
Elle venait d’envoyer quelques nouvelles piques à son mari, qui s’était éloigné en direction de colporteurs vantant leurs marchandises : des pyramides de fleurs et d’épices. Massada contemplait des bocaux de plantes carminatives, comme l’anis, le fenouil, la mélisse ou la sauge, dont il se disait qu’elles calmeraient peut-être la diarrhée verbale de sa femme.
Fémie ne quittait pas Morgennes des yeux. Cet homme la fascinait, sans qu’elle sût dire pourquoi. Cependant, en voyant le bandeau qui couvrait son œil droit, elle réprima un frisson à l’idée du trou tapi juste derrière. Morgennes se tenait devant une quarantaine d’autres esclaves, en piteux état. Les plus désespérés, pour ne pas guérir, arrachaient de leurs plaies des pansements ensanglantés, découvrant des blessures purulentes, qui ne cicatrisaient pas. De tous, Morgennes était le plus vigoureux, les autres ayant du mal à rester debout. Beaucoup marmonnaient dans leur barbe des paroles incompréhensibles, comme s’ils avaient perdu la raison.
— Il t’intéresse ? demanda à Fémie un Kurde aux yeux jaunes. J’en ai plusieurs comme ça, ils ne sont pas chers… Mais il faut se dépêcher, ce sont les derniers. Après, les prix vont remonter…
Le marchand, qui ne cessait de sourire et de tortiller ses moustaches, ajouta :
— Je te le cède à dix dinars. C’est un ancien Hospitalier converti à l’Islam. Une prise exceptionnelle.
— Il faut que je réfléchisse, dit Fémie, gênée. Je ne peux rien faire sans mon mari.
— Ton mari ! s’esclaffa le Kurde, mais il est loin ! Une femme dotée de ta force de caractère n’a pas besoin de son mari…
— C’est vrai. Mais il faut quand même que je réfléchisse.
En fait, son choix était déjà fait. Elle achèterait Morgennes. Ce serait sa folie, son dernier bijou. Mais pas à ce prix. Elle voyait une telle abondance d’esclaves autour d’elle qu’elle se disait qu’il devait être possible de l’avoir pour moins cher, même si la plupart étaient fort mal en point. Leurs côtes saillaient de leurs lambeaux de vêtements, des plaques de gale laissaient à nu les pustules de leur tête, et dans leur barbe clairsemée courait une vermine, émanation de la pédiculose qui leur rongeait le bas-ventre. Une toux rauque arrachait à certains un dernier
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