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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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quand il plaisait au maître de me le faire sauter.
Ajoutez que j'avais un dégoût mortel pour cet exercice, et pour le
maître qui tâchait de me l'enseigner. Je n'aurais jamais cru qu'on
pût être si fier de l'art de tuer un homme. Pour mettre son vaste
génie à ma portée, il ne s'exprimait que par des comparaisons
tirées de la musique, qu'il ne savait point. Il trouvait des
analogies frappantes entre les bottes de tierce et de quarte et les
intervalles musicaux du même nom. Quand il voulait faire une
feinte, il me disait de prendre garde à ce dièse, parce
qu'anciennement les dièses s'appelaient des feintes; quand il
m'avait fait sauter de la main mon fleuret, il disait en ricanant
que c'était une pause. Enfin je ne vis de ma vie un pédant plus
insupportable que ce pauvre homme avec son plumet et son
plastron.
    Je fis donc peu de progrès dans mes exercices, que je quittai
bientôt par pur dégoût; mais j'en fis davantage dans un art plus
utile, celui d'être content de mon sort, et de n'en pas désirer un
plus brillant, pour lequel je commençais à sentir que je n'étais
pas né. Livré tout entier au désir de rendre à maman la vie
heureuse, je me plaisais toujours plus auprès d'elle; et quand il
fallait m'en éloigner pour courir en ville, malgré ma passion pour
la musique, je commençais à sentir la gêne de mes leçons.
    J'ignore si Claude Anet s'aperçut de l'intimité de notre
commerce. J'ai lieu de croire qu'il ne lui fut pas caché. C'était
un garçon très clairvoyant, mais très discret, qui ne parlait
jamais contre sa pensée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans
me faire le moindre semblant qu'il fût instruit, par sa conduite,
il paraissait l'être; et cette conduite ne venait sûrement pas de
bassesse d'âme, mais de ce qu'étant entré dans les principes de sa
maîtresse, il ne pouvait désapprouver qu'elle agît conséquemment.
Quoique aussi jeune qu'elle, il était si mûr et si grave, qu'il
nous regardait presque comme deux enfants dignes d'indulgence, et
nous le regardions l'un et l'autre comme un homme respectable, dont
nous avions l'estime à ménager. Ce ne fut qu'après qu'elle lui fut
infidèle que je connus bien tout l'attachement qu'elle avait pour
lui. Comme elle savait que je ne pensais, ne sentais, ne respirais
que par elle, elle me montrait combien elle l'aimait, afin que je
l'aimasse de même; et elle appuyait encore moins sur son amitié
pour lui que sur son estime, parce que c'était le sentiment que je
pouvais partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit
nos cœurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que
nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie! Et que les
femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le
tempérament qu'elle avait, ce besoin n'était pas équivoque: c'était
uniquement celui de son cœur.
    Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre exemple
peut-être sur la terre. Tous nos vœux, nos soins, nos cœurs étaient
en commun; rien n'en passait au delà de ce petit cercle. L'habitude
de vivre ensemble et d'y vivre exclusivement devint si grande, que
si, dans nos repas, un des trois manquait ou qu'il vînt un
quatrième, tout était dérangé, et, malgré nos liaisons
particulières, les tête-à-tête nous étaient moins doux que la
réunion. Ce qui prévenait entre nous la gêne était une extrême
confiance réciproque, et ce qui prévenait l'ennui était que nous
étions tous fort occupés. Maman, toujours projetante et toujours
agissante, ne nous laissait guère oisifs ni l'un ni l'autre, et
nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir
notre temps. Selon moi, le désœuvrement n'est pas moins le fléau de
la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus
l'esprit, rien n'engendre plus de riens, de rapports, de paquets,
de tracasseries, de mensonges, que d'être éternellement renfermés
vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout
ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le
monde est occupé, l'on ne parle que quand on a quelque chose à
dire; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler
toujours; et voilà de toutes les gênes la plus incommode et la plus
dangereuse. J'ose même aller plus loin, et je soutiens que, pour
rendre un cercle vraiment agréable, il faut non seulement que
chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu
d'attention. Faire des nœuds, c'est

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