Les Confessions
ne rien faire; et il faut tout
autant de soin pour amuser une femme qui fait des nœuds que celle
qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c'est autre
chose: elle s'occupe assez pour remplir les intervalles du silence.
Ce qu'il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps
une douzaine de flandrins se lever, s'asseoir, aller, venir,
pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents fois les magots
de la cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un
intarissable flux de paroles: la belle occupation! Ces gens-là,
quoi qu'ils fassent, seront toujours à charge aux autres et à
eux-mêmes. Quand j'étais à Motiers, j'allais faire des lacets chez
mes voisines; si je retournais dans le monde, j'aurais toujours
dans ma poche un bilboquet, et j'en jouerais toute la journée pour
me dispenser de parler quand je n'aurais rien à dire. Si chacun en
faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur
commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin,
que les plaisants rient s'ils veulent, mais je soutiens que la
seule morale à la portée du présent siècle est la morale du
bilboquet.
Au reste, on ne nous laissait guère le soin d'éviter l'ennui par
nous-mêmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur
affluence pour nous en laisser quand nous restions seuls.
L'impatience qu'ils m'avaient donnée autrefois n'était pas
diminuée, et toute la différence était que j'avais moins de temps
pour m'y livrer. La pauvre maman n'avait point perdu son ancienne
fantaisie d'entreprises et de système: au contraire, plus ses
besoins domestiques devenaient pressants, plus pour y pourvoir elle
se livrait à ses visions; moins elle avait de ressources présentes,
plus elle s'en forgeait dans l'avenir. Le progrès des ans ne
faisait qu'augmenter en elle cette manie; et à mesure qu'elle
perdait le goût des plaisirs du monde et de la jeunesse, elle le
remplaçait par celui des secrets et des projets. La maison ne
désemplissait pas de charlatans, de fabricants, de souffleurs,
d'entrepreneurs de toute espèce, qui, distribuant par millions la
fortune, finissaient par avoir besoin d'un écu. Aucun ne sortait de
chez elle à vide, et l'un de mes étonnements est qu'elle ait pu
suffire aussi longtemps à tant de profusions sans en épuiser la
source et sans lasser ses créanciers.
Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je
parle, et qui n'était pas le plus déraisonnable qu'elle eût formé,
était de faire établir à Chambéri un jardin royal de plantes, avec
un démonstrateur appointé; et l'on comprend d'avance à qui cette
place était destinée. La position de cette ville, au milieu des
Alpes, était très favorable à la botanique; et maman, qui
facilitait toujours un projet par un autre, y joignit celui d'un
collège de pharmacie, qui véritablement paraissait très utile dans
un pays aussi pauvre, où les apothicaires sont presque les seuls
médecins. La retraite du proto-médecin Grossi à Chambéri, après la
mort du roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idée, et la
lui suggéra peut-être. Quoi qu'il en soit, elle se mit à cajoler
Grossi, qui pourtant n'était pas trop cajolable; car c'était bien
le plus caustique et le plus brutal monsieur que j'aie jamais
connu. On en jugera par deux ou trois traits que je vais citer pour
échantillon.
Un jour il était en consultation avec d'autres médecins, un
entre autres qu'on avait fait venir d'Annecy, et qui était le
médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore malappris pour
un médecin, osa n'être pas de l'avis de monsieur le proto.
Celui-ci, pour toute réponse, lui demanda quand il s'en retournait,
par où il passait, et quelle voiture il prenait. L'autre, après
l'avoir satisfait, lui demande à son tour s'il y a quelque chose
pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m'aller
mettre à une fenêtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de
voir passer un âne à cheval. Il était aussi avare que riche et dur.
Un de ses amis lui voulut un jour emprunter de l'argent avec de
bonnes sûretés: Mon ami, lui dit-il en lui serrant le bras et
grinçant les dents, quand saint Pierre descendrait du ciel pour
m'emprunter dix pistoles, et qu'il me donnerait la Trinité pour
caution, je ne les lui prêterais pas. Un jour, invité à dîner chez
M. le comte Picon, gouverneur de Savoie, et très dévot, il arrive
avant l'heure; et S. Exc., alors occupée à dire le
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