Les Confessions
ses dissipations. Ce n'était pas assez pour elle de
son attachement, elle voulait conserver son estime, et elle
redoutait le juste reproche qu'il osait quelquefois lui faire,
qu'elle prodiguait le bien d'autrui autant que le sien. Je pensais
comme lui, je le disais même; mais je n'avais pas le même ascendant
sur elle, et mes discours n'en imposaient pas comme les siens.
Quand il ne fut plus, je fus bien forcé de prendre sa place, pour
laquelle j'avais aussi peu d'aptitude que de goût; je la remplis
mal. J'étais peu soigneux, j'étais fort timide; tout en grondant à
part moi, je laissais tout aller comme il allait. D'ailleurs,
j'avais bien obtenu la même confiance, mais non pas la même
autorité. Je voyais le désordre, j'en gémissais, je m'en plaignais,
et je n'étais pas écouté. J'étais trop jeune et trop vif pour avoir
le droit d'être raisonnable; et quand je voulais me mêler de faire
le censeur, maman me donnait de petits soufflets de caresses,
m'appelait son petit Mentor, et me forçait à reprendre le rôle qui
me convenait.
Le sentiment profond de la détresse où ses dépenses peu mesurées
devaient nécessairement la jeter tôt ou tard me fit une impression
d'autant plus forte, qu'étant devenu l'inspecteur de sa maison, je
jugeais par moi-même de l'inégalité de la balance entre le doit et
l'avoir. Je date de cette époque le penchant à l'avarice que je me
suis toujours senti depuis ce temps-là. Je n'ai jamais été
follement prodigue que par bourrasques; mais jusqu'alors je ne
m'étais jamais beaucoup inquiété si j'avais peu ou beaucoup
d'argent. Je commençai à faire cette attention, et à prendre du
souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif très noble;
car, en vérité, je ne songeais qu'à ménager à maman quelque
ressource dans la catastrophe que je prévoyais. Je craignais que
ses créanciers ne fissent saisir sa pension, qu'elle ne fût tout à
fait supprimée, et je m'imaginais, selon mes vues étroites, que mon
petit magot lui serait alors d'un grand secours. Mais pour le
faire, et surtout pour le conserver, il fallait me cacher d'elle;
car il n'eût pas convenu, tandis qu'elle était aux expédients,
qu'elle eût su que j'avais de l'argent mignon. J'allais donc
cherchant par-ci par-là de petites caches où je fourrais quelques
louis en dépôt, comptant augmenter ce dépôt sans cesse jusqu'au
moment de le mettre à ses pieds. Mais j'étais si maladroit dans le
choix de mes cachettes, qu'elle les éventait toujours; puis, pour
m'apprendre qu'elle les avait trouvées, elle ôtait l'or que j'y
avais mis, et en mettait davantage en autres espèces. Je venais
tout honteux rapporter à la bourse commune mon petit trésor, et
jamais elle ne manquait de l'employer en nippes ou meubles à mon
profit, comme épée d'argent, montre ou autre chose pareille.
Bien convaincu qu'accumuler ne me réussirait jamais et serait
pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n'en avais
point d'autre contre le malheur que je craignais que de me mettre
en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance, quand, cessant
de pourvoir à la mienne, elle verrait le pain prêt à lui manquer.
Malheureusement, jetant mes projets du côté de mes goûts, je
m'obstinais à chercher follement ma fortune dans la musique; et,
sentant naître des idées et des chants dans ma tête, je crus
qu'aussitôt que je serais en état d'en tirer parti, j'allais
devenir un homme célèbre, un Orphée moderne, dont les sons devaient
attirer tout l'argent du Pérou. Ce dont il s'agissait pour moi,
commençant à lire passablement la musique, était d'apprendre la
composition. La difficulté était de trouver quelqu'un pour me
l'enseigner; car, avec mon Rameau seul, je n'espérais pas y
parvenir par moi-même; et depuis le départ de M. le Maître, il n'y
avait personne en Savoie qui entendît rien à l'harmonie.
Ici l'on va voir encore une de ces inconséquences dont ma vie
est remplie, et qui m'ont fait si souvent aller contre mon but,
lors même que j'y pensais tendre directement. Venture m'avait
beaucoup parlé de l'abbé Blanchard, son maître de composition,
homme de mérite et d'un grand talent, qui pour lors était maître de
musique de la cathédrale de Besançon, et qui l'est maintenant de la
chapelle de Versailles. Je me mis en tête d'aller à Besançon
prendre leçon de l'abbé Blanchard; et cette idée me parut si
raisonnable, que je parvins à la faire trouver telle à maman. La
voilà
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