Les Confessions
caractère aimable, mais
de son sexe, de sa figure, de sa personne, d'elle, en un mot, par
tous les rapports sous lesquels elle pouvait m'être chère. Et qu'on
n'imagine pas que, pour dix ou douze ans que j'avais de moins
qu'elle, elle fût vieillie ou me parût l'être. Depuis cinq ou six
ans que j'avais éprouvé des transports si doux à sa première vue,
elle était réellement très peu changée, et ne me le paraissait
point du tout. Elle a toujours été charmante pour moi, et l'était
encore pour tout le monde. Sa taille seule avait pris un peu plus
de rondeur. Du reste, c'était le même oeil, le même teint, le même
sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même
gaieté, tout jusqu'à la même voix, cette voix argentée de la
jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d'impression, qu'encore
aujourd'hui je ne puis entendre sans émotion le son d'une jolie
voix de fille.
Naturellement ce que j'avais à craindre dans l'attente de la
possession d'une personne si chérie était de l'anticiper, et de ne
pouvoir assez gouverner mes désirs et mon imagination pour rester
maître de moi-même. On verra que, dans un âge avancé, la seule idée
de quelques légères faveurs qui m'attendaient près de la personne
aimée allumait mon sang à tel point qu'il m'était impossible de
faire impunément le court trajet qui me séparait d'elle. Comment,
par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse, eus-je si peu
d'empressement pour la première jouissance? Comment pus-je en voir
approcher l'heure avec plus de peine que de plaisir? Comment, au
lieu des délices qui devaient m'enivrer, sentais-je presque de la
répugnance et des craintes? Il n'y a point à douter que si j'avais
pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l'eusse fait de
tout mon cœur. J'ai promis des bizarreries dans l'histoire de mon
attachement pour elle; en voilà sûrement une à laquelle on ne
s'attendait pas.
Le lecteur, déjà révolté, juge qu'étant possédée par un autre
homme, elle se dégradait à mes yeux en se partageant, et qu'un
sentiment de mésestime attiédissait ceux qu'elle m'avait inspirés:
il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisait une cruelle
peine, tant par une délicatesse fort naturelle, que parce qu'en
effet je le trouvais peu digne d'elle et de moi; mais quant à mes
sentiments pour elle il ne les altérait point, et je peux jurer que
jamais je ne l'aimai plus tendrement que quand je désirais si peu
la posséder. Je connaissais trop son cœur chaste et son tempérament
de glace pour croire un moment que le plaisir des sens eût aucune
part à cet abandon d'elle-même: j'étais parfaitement sûr que le
seul soin de m'arracher à des dangers autrement presque
inévitables, et de me conserver tout entier à moi et à mes devoirs,
lui en faisait enfreindre un qu'elle ne regardait pas du même oeil
que les autres femmes, comme il sera dit ci-après. Je la plaignais
et je me plaignais. J'aurais voulu lui dire, non, maman, il n'est
pas nécessaire; je vous réponds de moi sans cela. Mais je n'osais,
premièrement parce que ce n'était pas une chose à dire, et puis
parce qu'au fond je sentais que cela n'était pas vrai, et qu'en
effet il n'y avait qu'une femme qui pût me garantir des autres
femmes et me mettre à l'épreuve des tentations. Sans désirer de la
posséder, j'étais bien aise qu'elle m'ôtât le désir d'en posséder
d'autres; tant je regardais tout ce qui pouvait me distraire d'elle
comme un malheur.
La longue habitude de vivre ensemble et d'y vivre innocemment,
loin d'affaiblir mes sentiments pour elle, les avait renforcés,
mais leur avait en même temps donné une autre tournure qui les
rendait plus affectueux, plus tendres peut-être, mais moins
sensuels. A force de l'appeler maman, à force d'user avec elle de
la familiarité d'un fils, je m'étais accoutumé à me regarder comme
tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu d'empressement
que j'eus de la posséder, quoiqu'elle me fût si chère. Je me
souviens très bien que mes premiers sentiments, sans être plus
vifs, étaient plus voluptueux. A Annecy, j'étais dans l'ivresse; à
Chambéri, je n'y étais plus. Je l'aimais toujours aussi
passionnément qu'il fût possible; mais je l'aimais plus pour elle
et moins pour moi, ou du moins je cherchais plus mon bonheur que
mon plaisir auprès d'elle: elle était pour moi plus qu'une sœur,
plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus même qu'une maîtresse; et
c'était
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