Les Confessions
rosaire, lui en
propose l'amusement. Ne sachant trop que répondre, il fait une
grimace affreuse et se met à genoux; mais à peine avait-il récité
deux Ave, que, n'y pouvant plus tenir, il se lève brusquement,
prend sa canne, et s'en va sans mot dire. Le comte Picon court
après lui, et lui crie: Monsieur Grossi! monsieur Grossi! restez
donc; vous avez là-bas à la broche une excellente bartavelle.
Monsieur le comte, lui répond l'autre en se retournant, vous me
donneriez un ange rôti que je ne resterais pas. Voilà quel était M.
le proto-médecin Grossi, que maman entreprit et vint à bout
d'apprivoiser. Quoique extrêmement occupé, il s'accoutuma à venir
très souvent chez elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas de
ses connaissances, en parlait avec estime, et, ce qu'on n'aurait
pas attendu d'un pareil ours, affectait de le traiter avec
considération pour effacer les impressions du passé. Car, quoique
Anet ne fût plus sur le pied d'un domestique, on savait qu'il
l'avait été, et il ne fallait pas moins que l'exemple et l'autorité
de monsieur le proto-médecin pour donner à son égard le ton qu'on
n'aurait pas pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir,
une perruque bien peignée, un maintien grave et décent, une
conduite sage et circonspecte, des connaissances assez étendues en
matière médicale et en botanique, et la faveur d'un chef de la
Faculté, pouvait raisonnablement espérer de remplir avec
applaudissement la place de démonstrateur royal des plantes, si
l'établissement projeté avait lieu; et réellement Grossi en avait
goûté le plan, l'avait adopté, et n'attendait pour le proposer à la
cour que le moment où la paix permettrait de songer aux choses
utiles, et laisserait disposer de quelque argent pour y
pourvoir.
Mais ce projet, dont l'exécution m'eût probablement jeté dans la
botanique, pour laquelle il me semble que j'étais né, manqua par un
de ces coups inattendus qui renversent les desseins les mieux
concertés. J'étais destiné à devenir par degrés un exemple des
misères humaines. On dirait que la Providence, qui m'appelait à ces
grandes épreuves, écartait de sa main tout ce qui m'eût empêché d'y
arriver. Dans une course qu'Anet avait fait au haut des montagnes
pour aller chercher du génépi, plante rare qui ne croît que sur les
Alpes, et dont M. Grossi avait besoin, ce pauvre garçon s'échauffa
tellement qu'il gagna une pleurésie dont le génépi ne put le
sauver, quoiqu'il y soit, dit-on, spécifique; et, malgré tout l'art
de Grossi, qui certainement était un très habile homme, malgré les
soins infinis que nous prîmes de lui, sa bonne maîtresse et moi, il
mourut le cinquième jour entre nos mains, après la plus cruelle
agonie, durant laquelle il n'eut d'autres exhortations que les
miennes; et je les lui prodiguai avec des élans de douleur et de
zèle qui, s'il était en état de m'entendre, devaient être de
quelque consolation pour lui. Voilà comment je perdis le plus
solide ami que j'eus en toute ma vie: homme estimable et rare en
qui la nature tint lieu d'éducation, qui nourrit dans la servitude
toutes les vertus des grands hommes, et à qui peut-être il ne
manqua, pour se montrer tel à tout le monde, que de vivre et d'être
placé.
Le lendemain, j'en parlais avec maman dans l'affliction la plus
vive et la plus sincère, et, tout d'un coup, au milieu de
l'entretien, j'eus la vile et indigne pensée que j'héritais de ses
nippes, et surtout d'un bel habit noir qui m'avait donné dans la
vue. Je le pensai, par conséquent je le dis; car près d'elle
c'était pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la
perte qu'elle avait faite que ce lâche et odieux mot, le
désintéressement et la noblesse d'âme étant des qualités que le
défunt avait éminemment possédées. La pauvre femme, sans rien
répondre, se tourna de l'autre côté et se mit à pleurer. Chères et
précieuses larmes! elles furent entendues et coulèrent toutes dans
mon cœur; elles y lavèrent jusqu'aux dernières traces d'un
sentiment bas et malhonnête. Il n'y en est jamais entré depuis ce
temps-là.
Cette perte causa à maman autant de préjudice que de douleur.
Depuis ce moment, ses affaires ne cessèrent d'aller en décadence.
Anet était un garçon exact et rangé, qui maintenait l'ordre dans la
maison de sa maîtresse. On craignait sa vigilance, et le gaspillage
était moindre. Elle-même craignait sa censure, et se contenait
davantage dans
Weitere Kostenlose Bücher