Les Confessions
Si
j'avais cru tenir maman dans mes bras quand je l'y tenais, mes
étreintes n'auraient pas été moins vives, mais tous mes désirs se
seraient éteints; j'aurais sangloté de tendresse, mais je n'aurais
pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour l'homme? Ah! si jamais
une seule fois en ma vie j'avais goûté dans leur plénitude toutes
les délices de l'amour, je n'imagine pas que ma frêle existence eût
pu suffire; je serais mort sur le fait.
J'étais donc brûlant d'amour sans objet; et c'est peut-être
ainsi qu'il épuise le plus. J'étais inquiet, tourmenté du mauvais
état des affaires de ma pauvre maman et de son imprudente conduite,
qui ne pouvait manquer d'opérer sa ruine totale en peu de temps. Ma
cruelle imagination, qui va toujours au-devant des malheurs, me
montrait celui-là sans cesse dans tout son excès et dans toutes ses
suites. Je me voyais d'avance forcément séparé par la misère de
celle à qui j'avais consacré ma vie, et sans qui je n'en pouvais
jouir. Voilà comment j'avais toujours l'âme agitée. Les désirs et
les craintes me dévoraient alternativement.
La musique était pour moi une autre passion moins fougueuse,
mais non moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y
livrais, par l'étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par
mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire qui s'y
refusait toujours; par mes courses continuelles, par les
compilations immenses que j'entassais, passant très souvent à
copier les nuits entières. Et pourquoi m'arrêter aux choses
permanentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon
inconstante tête, les goûts fugitifs d'un seul jour, un voyage, un
concert, un souper, une promenade à faire, un roman à lire, une
comédie à voir, tout ce qui était le moins du monde prémédité dans
mes plaisirs ou dans mes affaires, devenait pour moi tout autant de
passions violentes, qui dans leur impétuosité ridicule me donnaient
le plus vrai tourment? La lecture des malheurs imaginaires de
Cléveland, faite avec fureur et souvent interrompue, m'a fait
faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens.
Il y avait un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avait été
employé sous Pierre le Grand à la cour de Russie; un des plus
vilains hommes et des plus grands fous que j'aie jamais vus,
toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber
les millions comme la pluie, et à qui les zéros ne coûtaient rien.
Cet homme, étant venu à Chambéri pour quelque procès au sénat,
s'empara de maman comme de raison, et, pour ses trésors de zéros
qu'il lui prodiguait généreusement, tirait ses pauvres écus pièce à
pièce. Je ne l'aimais point: il le voyait; avec moi cela n'est pas
difficile: il n'y avait sorte de bassesse qu'il n'employât pour me
cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre les échecs, qu'il
jouait un peu. J'essayai presque malgré moi; et, après avoir tant
bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide, qu'avant
la fin de la première séance, je lui donnai la tour qu'il m'avait
donnée en commençant. Il ne m'en fallut pas davantage: me voilà
forcené des échecs. J'achète un échiquier, j'achète le Calabrois:
je m'enferme dans ma chambre, j'y passe les jours et les nuits à
vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans
ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin.
Après deux ou trois mois de ce beau travail et d'efforts
inimaginables, je vais au café, maigre, jaune, et presque hébété.
Je m'essaye, je rejoue avec M. Bagueret: il me bat une fois, deux
fois, vingt fois; tant de combinaisons s'étaient brouillées dans ma
tête, et mon imagination s'était si bien amortie, que je ne voyais
plus qu'un nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de
Philidor ou celui de Stamma j'ai voulu m'exercer à étudier des
parties, la même chose m'est arrivée; et après m'être épuisé de
fatigue, je me suis trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste, que
j'aie abandonné les échecs, ou qu'en jouant je me sois remis en
haleine, je n'ai jamais avancé d'un cran depuis cette première
séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j'étais en
la finissant. Je m'exercerais des milliers de siècles que je
finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus.
Voilà du temps bien employé! direz-vous. Et je n'y en ai pas
employé peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n'eus plus
la force de continuer.
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