Les Confessions
quelque liaison avec
l'avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps après, le
directeur de la douane s'avisa de me prier de lui tenir un enfant,
et me donna madame Coccelli pour commère. Les honneurs me
tournaient la tête; et, fier d'appartenir de si près à monsieur
l'avocat, je tâchais de faire l'important, pour me montrer digne de
cette gloire.
Dans cette idée, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de
lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réellement
était une pièce rare, pour lui prouver que j'appartenais à des
notables de Genève qui savaient les secrets de l'Etat. Cependant,
par une demi-réserve dont j'aurais peine à rendre raison, je ne lui
montrai point la réponse de mon oncle à ce mémoire, peut-être parce
qu'elle était manuscrite et qu'il ne fallait à monsieur l'avocat
que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l'écrit que
j'eus la bêtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni
le revoir, et que, bien convaincu de l'inutilité de mes efforts, je
me fis un mérite de la chose, et transformai ce vol en présent. Je
ne doute pas un moment qu'il n'ait bien fait valoir à la cour de
Turin cette pièce plus curieuse cependant qu'utile, et qu'il n'ait
eu grand soin de se faire rembourser de manière ou d'autre de
l'argent qu'il lui en avait dû coûter pour l'acquérir.
Heureusement, de tous les futurs contingents, un des moins
probables est qu'un jour le roi de Sardaigne assiégera Genève. Mais
comme il n'y a pas d'impossibilité à la chose, j'aurai toujours à
reprocher à ma sotte vanité d'avoir montré les plus grands défauts
de cette place à son plus ancien ennemi.
Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les
magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment d'une
chose à l'autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais
entraîné pourtant par degrés vers l'étude, voyant des gens de
lettres, entendant parler de littérature, me mêlant quelquefois
d'en parler moi-même, et prenant plutôt le jargon des livres que la
connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de Genève, j'allais
de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui
fomentait beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes
fraîches de la république des lettres, tirées de Baillet ou de
Colomiés. Je voyais beaucoup aussi à Chambéri un jacobin,
professeur de physique, bonhomme de moine dont j'ai oublié le nom,
et qui faisait souvent de petites expériences qui m'amusaient
extrêmement. Je voulus, à son exemple et aidé des Récréations
mathématiques d'Ozanam, faire de l'encre de sympathie. Pour cet
effet, après avoir rempli une bouteille plus qu'à demi de chaux
vive, d'orpiment et d'eau, je la bouchai bien. L'effervescence
commença presque à l'instant très violemment. Je courus à la
bouteille pour la déboucher, mais je n'y fus pas à temps; elle me
sauta au visage comme une bombe. J'avalai de l'orpiment, de la
chaux; j'en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines;
et j'appris ainsi à ne pas me mêler de physique expérimentale sans
en savoir les éléments.
Cette aventure m'arriva mal à propos pour ma santé, qui depuis
quelque temps s'altérait sensiblement. Je ne sais d'où venait
qu'étant bien conformé par le coffre, et ne faisant d'excès
d'aucune espèce, je déclinais à vue d'oeil. J'ai une assez bonne
carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l'aise;
cependant j'avais la courte haleine, je me sentais oppressé, je
soupirais involontairement, j'avais des palpitations, je crachais
du sang, la fièvre lente survint, et je n'en ai jamais été bien
quitte. Comment peut-on tomber dans cet état à la fleur de l'âge,
sans avoir aucun viscère vicié, sans avoir rien fait pour détruire
sa santé?
L'épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire.
Mes passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont tué. Quelles
passions? dira-t-on. Des riens, les choses du monde les plus
puériles, mais qui m'affectaient comme s'il se fût agi de la
possession d'Hélène ou du trône de l'univers. D'abord les femmes.
Quand j'en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon cœur ne
le fut jamais. Les besoins de l'amour me dévoraient au sein de la
jouissance. J'avais une tendre mère, une amie chérie; mais il me
fallait une maîtresse. Je me la figurais à sa place; je me la
créais de mille façons, pour me donner le change à moi-même.
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