Les Confessions
marquait cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi
dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être
heureux ici-bas, qu'il faut nécessairement que l'âme ou le corps
souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le bon
état de l'un fait presque toujours tort à l'autre. Quand j'aurais
pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence m'en
empêchait, sans qu'on pût dire où la cause du mal avait son vrai
siège. Dans la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très
réels et très graves, mon corps semble avoir repris des forces pour
mieux sentir mes malheurs; et maintenant que j'écris ceci, infirme
et presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espèce, je me
sens, pour souffrir, plus de vigueur et de vie que je n'en eus pour
jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai
bonheur.
Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes
lectures, je m'étais mis à étudier l'anatomie; et, passant en revue
la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine, je
m'attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour: loin
d'être étonné de me trouver mourant, je l'étais que je pusse encore
vivre, et je ne lisais pas la description d'une maladie que je ne
crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n'avais pas été malade
je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque
maladie des symptômes de la mienne, je croyais les avoir toutes; et
j'en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m'étais cru
délivré, la fantaisie de guérir: c'en est une difficile à éviter
quand on se met à lire des livres de médecine. A force de chercher,
de réfléchir, de comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon
mal était un polype au cœur; et Salomon lui-même parut frappé de
cette idée. Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour
me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi.
Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment on
pouvait guérir d'un polype au cœur, résolu d'entreprendre cette
merveilleuse cure. Dans un voyage qu'Anet avait fait à Montpellier
pour aller voir le jardin des plantes et le démonstrateur, M.
Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guéri un pareil
polype. Maman s'en souvint et m'en parla. Il n'en fallut pas
davantage pour m'inspirer le désir d'aller consulter M. Fizes.
L'espoir de guérir me fait retrouver du courage et des forces pour
entreprendre ce voyage. L'argent venu de Genève en fournit le
moyen. Maman, loin de m'en détourner, m'y exhorte; et me voilà
parti pour Montpellier.
Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouver le médecin
qu'il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j'avais pris une
chaise à Grenoble. A Moirans, cinq ou six autres chaises arrivèrent
à la file après la mienne. Pour le coup c'était vraiment l'aventure
des brancards. La plupart de ces chaises étaient le cortège d'une
nouvelle mariée appelée madame du Colombier. Avec elle était une
autre femme appelée madame de Larnage, moins jeune et moins belle
que madame du Colombier, mais non moins aimable, et qui de Romans,
où s'arrêtait celle-ci, devait poursuivre sa route jusqu'au bourg
Saint-Andiol, près le Pont-Saint-Esprit. Avec la timidité qu'on me
connaît, on s'attend que la connaissance ne fut pas sitôt faite
avec des femmes brillantes et la suite qui les entourait: mais
enfin, suivant la même route, logeant dans les mêmes auberges, et,
sous peine de passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à la
même table, il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se
fit donc, et même plus tôt que je n'aurais voulu; car tout ce
fracas ne convenait guère à un malade, et surtout à un malade de
mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si
insinuantes, que pour parvenir à connaître un homme, elles
commencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi.
Madame du Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets, n'avait
guère le temps de m'agacer, et d'ailleurs ce n'en était pas la
peine, puisque nous allions nous quitter; mais madame de Larnage,
moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa route: voilà
madame de Larnage qui m'entreprend; et adieu le pauvre
Jean-Jacques, ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype;
tout part auprès d'elle, hors certaines palpitations qui me
restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état de
ma santé
Weitere Kostenlose Bücher