Les Confessions
réveilla! Quel réveil, quels ravissements, quelle
extase quand j'ouvris au même instant les oreilles et les yeux! Ma
première idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant,
que je me rappelle encore et que je n'oublierai de ma vie,
commençait ainsi: Conservami la bella Che si m'accende il cor.
Je voulus avoir ce morceau: je l'eus, et je l'ai gardé
longtemps; mais il n'était pas sur mon papier comme dans ma
mémoire. C'était bien la même note, mais ce n'était pas la même
chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête,
comme il le fut le jour qu'il me réveilla.
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras, et qui
n'a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est
celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charité établies
pour donner l'éducation à des jeunes filles sans bien, et que la
république dote ensuite soit pour le mariage, soit pour le cloître.
Parmi les talents qu'on cultive dans ces jeunes filles, la musique
est au premier rang. Tous les dimanches à l'église de ces quatre
scuole, on a durant les vêpres des motets à grand chœur et en grand
orchestre, composés et dirigés par les plus grands maîtres de
l'Italie, exécutés dans des tribunes grillées, uniquement par des
filles dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai l'idée de
rien d'aussi voluptueux, d'aussi touchant que cette musique: les
richesses de l'art, le goût exquis des chants, la beauté des voix,
la justesse de l'exécution, tout dans ces délicieux concerts
concourt à produire une impression qui n'est assurément pas du bon
costume, mais dont je doute qu'aucun cœur d'homme soit à l'abri.
Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vêpres aux Mendicanti, et
nous n'étions pas les seuls. L'église était toujours pleine
d'amateurs; les acteurs même de l'Opéra venaient se former au vrai
goût du chant sur ces excellents modèles. Ce qui me désolait était
ces maudites grilles qui ne laissaient passer que des sons, et me
cachaient les anges de beauté dont ils étaient dignes. Je ne
parlais d'autre chose. Un jour que j'en parlais chez M. le Blond:
Si vous êtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il
est aisé de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la
maison; je veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai
pas en repos qu'il ne m'eût tenu parole. En entrant dans le salon
qui renfermait ces beautés si convoitées, je sentis un frémissement
d'amour que je n'avais jamais éprouvé. M. le Blond me présenta
l'une après l'autre ces chanteuses célèbres dont la voix et le nom
étaient tout ce qui m'était connu. Venez, Sophie… Elle était
horrible. Venez, Cattina… Elle était borgne. Venez, Bettina… La
petite vérole l'avait défigurée. Presque pas une n'était sans
quelque notable défaut. Le bourreau riait de ma cruelle surprise.
Deux ou trois cependant me parurent passables; elles ne chantaient
que dans les chœurs. J'étais désolé. Durant le goûter, on les
agaça, elles s'égayèrent. La laideur n'exclut pas les grâces; je
leur en trouvai. Je me disais: on ne chante pas ainsi sans âme;
elles en ont. Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je
sortis presque amoureux de tous ces laiderons. J'osais à peine
retourner à leurs vêpres. J'eus de quoi me rassurer. Je continuai
de trouver leurs chants délicieux et leurs voix fardaient si bien
leurs visages, que tant qu'elles chantaient je m'obstinais, en
dépit de mes yeux, à les trouver belles.
La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n'est pas la
peine de s'en faire faute quand on a du goût pour elle. Je louai un
clavecin, et pour un petit écu j'avais chez moi quatre ou cinq
symphonistes, avec lesquels je m'exerçais une fois la semaine à
exécuter les morceaux qui m'avaient fait le plus de plaisir à
l'Opéra. J'y fis essayer aussi quelques symphonies de mes Muses
galantes. Soit qu'elles plussent ou qu'on me voulût cajoler, le
maître des ballets de Saint-Jean-Chrysostome m'en fit demander deux
que j'eus le plaisir d'entendre exécuter par cet admirable
orchestre, et qui furent dansées par une petite Bettina, jolie et
surtout aimable fille, entretenue par un Espagnol de nos amis
appelé Fagoaga, et chez laquelle nous allions passer la soirée
assez souvent.
Mais, à propos de filles, ce n'est pas dans une ville comme
Venise qu'on s'en abstient: n'avez-vous rien, pourrait-on me dire,
à confesser sur cet article? Oui,
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