Les Confessions
l'éducation. Il se mêlait à cela des idées secrètes d'infamie,
de prison, de châtiment, de potence, qui m'auraient fait frémir si
j'avais été tenté; au lieu que mes tours ne me semblaient que des
espiègleries, et n'étaient pas autre chose en effet. Tout cela ne
pouvait valoir que d'être bien étrillé par mon maître, et d'avance
je m'arrangeais là-dessus.
Mais, encore une fois, je ne convoitais pas même assez pour
avoir à m'abstenir; je ne sentais rien à combattre. Une seule
feuille de beau papier à dessiner me tentait plus que l'argent pour
en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des singularités de
mon caractère; elle a eu tant d'influence sur ma conduite qu'il
importe de l'expliquer.
J'ai des passions très ardentes, et tandis qu'elles m'agitent
rien n'égale mon impétuosité; je ne connais plus ni ménagements, ni
respect, ni crainte, ni bienséance; je suis cynique, effronté,
violent, intrépide: il n'y a ni honte qui m'arrête, ni danger qui
m'effraie: hors le seul objet qui m'occupe, l'univers n'est plus
rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu'un moment, et le moment
qui suit me jette dans l'anéantissement. Prenez-moi dans le calme,
je suis l'indolence et la timidité mêmes; tout m'effarouche, tout
me rebute; une mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un
geste à faire, épouvante ma paresse; la crainte et la honte me
subjuguent à tel point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous
les mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire; s'il faut
parler, je ne sais que dire; si l'on me regarde, je suis
décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce
que j'ai à dire; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve
rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul que je
suis obligé de parler.
Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominants ne consiste en choses
qui s'achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l'argent
les empoisonne tous. J'aime, par exemple, ceux de la table; mais,
ne pouvant souffrir ni la gêne de la bonne compagnie ni la crapule
du cabaret, je ne puis les goûter qu'avec un ami; car seul, cela ne
m'est pas possible: mon imagination s'occupe alors d'autre chose,
et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé me demande
des femmes, mon cœur ému me demande encore plus de l'amour. Des
femmes à prix d'argent perdraient pour moi tous leurs charmes; je
doute même s'il serait en moi d'en profiter. Il en est ainsi de
tous les plaisirs à ma portée; s'ils ne sont gratuits, je les
trouve insipides. J'aime les seuls biens qui ne sont à personne
qu'au premier qui sait les goûter.
Jamais l'argent ne me parut une chose aussi précieuse qu'on la
trouve. Bien plus, il ne m'a même jamais paru fort commode: il
n'est bon à rien par lui-même, il faut le transformer pour en
jouir; il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien payer,
être mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa qualité: avec
mon argent je suis sûr de l'avoir mauvaise. J'achète cher un œuf
frais, il est vieux; un beau fruit, il est vert; une fille, elle
est gâtée. J'aime le bon vin, mais où en prendre? Chez un marchand
de vin? comme que je fasse, il m'empoisonnera. Veux-je absolument
être bien servi? que de soins, que d'embarras! avoir des amis, des
correspondants, donner des commissions, écrire, aller, venir,
attendre; et souvent au bout être encore trompé. Que de peine avec
mon argent! je la crains plus que je n'aime le bon vin.
Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti
dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la
boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir; je
crois déjà les voir rire et se moquer entre elles du petit
gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne du coin de
l'oeil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois jeunes
gens tout près de là me regardent; un homme qui me connaît est
devant sa boutique; je vois de loin venir une fille: n'est-ce point
la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je
prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance;
partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle; mon désir
croît avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de
convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant
osé rien acheter.
J'entrerais dans les plus insipides détails, si je suivais dans
l'emploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres,
l'embarras, la
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