Les Confessions
paraît très bien entendu pour les rendre aussi
friands que fripons. Je devins en peu de temps l'un et l'autre; et
je m'en trouvais fort bien pour l'ordinaire, quelquefois fort mal
quand j'étais surpris.
Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois,
est celui d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes
étaient au fond d'une dépense qui, par une jalousie élevée,
recevait du jour de la cuisine. Un jour que j'étais seul dans la
maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des
Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J'allai
chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre: elle
était trop courte. Je l'allongeai par une autre petite broche qui
servait pour le menu gibier; car mon maître aimait la chasse. Je
piquai plusieurs fois sans succès; enfin je sentis avec transport
que j'amenais une pomme. Je tirai très doucement: déjà la pomme
touchait à la jalousie, j'étais prêt à la saisir. Qui dira ma
douleur? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le
trou. Que d'inventions ne mis-je point en usage pour la tirer! Il
fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un
couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la
soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins à la partager,
espérant tirer ensuite les pièces l'une après l'autre: mais à peine
furent-elles séparées, qu'elles tombèrent toutes deux dans la
dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction.
Je ne perdis point courage; mais j'avais perdu beaucoup de
temps. Je craignais d'être surpris; je renvoie au lendemain une
tentative plus heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi
tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux
témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense.
Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un nouvel
essai. Je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je l'ajuste;
j'étais prêt à piquer… Malheureusement le dragon ne dormait pas:
tout à coup la porte de la dépense s'ouvre; mon maître en sort,
croise les bras, me regarde, et me dit: Courage!… La plume me tombe
des mains.
Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y devins
moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation du
vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner
les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en
avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme
fripon, c'était m'autoriser à l'être. Je trouvais que voler et être
battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état,
et qu'en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je
pouvais laisser le soin de l'autre à mon maître. Sur cette idée je
me mis à voler plus tranquillement qu'auparavant. Je me disais:
Qu'en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit: je suis fait pour
l'être.
J'aime à manger, sans être avide; je suis sensuel, et non pas
gourmand. Trop d'autres goûts me distraient de celui-là. Je ne me
suis jamais occupé de ma bouche que quand mon cœur était oisif; et
cela m'est si rarement arrivé dans ma vie, que je n'ai guère eu le
temps de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je ne bornai pas
longtemps ma friponnerie au comestible; je l'étendis bientôt à tout
ce qui me tentait; et si je ne devins pas un voleur en forme, c'est
que je n'ai jamais été beaucoup tenté d'argent. Dans le cabinet
commun mon maître avait un autre cabinet à part, qui fermait à
clef: je trouvai le moyen d'en ouvrir la porte et de la refermer
sans qu'il y parût. Là je mettais à contribution ses bons outils,
ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisait envie
et qu'il affectait d'éloigner de moi. Dans le fond ces vols étaient
bien innocents, puisqu'ils n'étaient faits que pour être employés à
son service: mais j'étais transporté de joie d'avoir ces bagatelles
en mon pouvoir; je croyais voler le talent avec ses productions. Du
reste, il y avait dans des boîtes des recoupes d'or et d'argent, de
petits bijoux, des pièces de prix, de la monnaie. Quand j'avais
quatre ou cinq sous dans ma poche, c'était beaucoup: cependant,
loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens pas même d'y
avoir jeté de ma vie un regard de convoitise: je le voyais avec
plus d'effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du
vol de l'argent et de ce qui en produit me venait en grande partie
de
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