Les Confessions
honte, la répugnance, les inconvénients, les dégoûts
de toute espèce que j'ai toujours éprouvés. A mesure qu'avançant
dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon humeur, il
sentira tout cela sans que je m'appesantisse à le lui dire.
Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues
contradictions, celle d'allier une avarice presque sordide avec le
plus grand mépris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si peu
commode, que je ne m'avise pas même de désirer celui que je n'ai
pas, et que quand j'en ai je le garde longtemps sans le dépenser,
faute de savoir l'employer à ma fantaisie: mais l'occasion commode
et agréable se présente-t-elle, j'en profite si bien que ma bourse
se vide avant que je m'en sois aperçu. Du reste, ne cherchez pas en
moi le tic des avares, celui de dépenser pour l'ostentation; tout
au contraire, je dépense en secret et pour le plaisir: loin de me
faire gloire de dépenser, je m'en cache. Je sens si bien que
l'argent n'est pas à mon usage, que je suis presque honteux d'en
avoir, encore plus de m'en servir. Si j'avais eu jamais un revenu
suffisant pour vivre commodément, je n'aurais point été tenté
d'être avare, j'en suis très sûr; je dépenserais tout mon revenu
sans chercher à l'augmenter: mais ma situation précaire me tient en
crainte. J'adore la liberté; j'abhorre la gêne, la peine,
l'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma bourse,
il assure mon indépendance; il me dispense de m'intriguer pour en
trouver d'autre, nécessité que j'eus toujours en horreur; mais de
peur de le voir finir, je le choie. L'argent qu'on possède est
l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse est celui de la
servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne convoite rien.
Mon désintéressement n'est donc que paresse; le plaisir d'avoir
ne vaut pas la peine d'acquérir: et ma dissipation n'est encore que
paresse; quand l'occasion de dépenser agréablement se présente, on
ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté de l'argent
que des choses, parce qu'entre l'argent et la possession désirée il
y a toujours un intermédiaire; au lieu qu'entre la chose même et sa
jouissance il n'y en a point. Je vois la chose, elle me tente; si
je ne vois que le moyen de l'acquérir, il ne me tente pas. J'ai
donc été fripon, et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui
me tentent, et que j'aime mieux prendre que demander: mais, petit
ou grand, je ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à
personne; hors une seule fois, il n'y a pas quinze ans, que je
volai sept livres dix sous. L'aventure vaut la peine d'être contée,
car il s'y trouve un concours impayable d'effronterie et de bêtise,
que j'aurais peine moi-même à croire s'il regardait un autre que
moi.
C'était à Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au
Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde,
et me dit: Allons à l'Opéra. Je le veux bien; nous allons. Il prend
deux billets d'amphithéâtre, m'en donne un, et passe le premier
avec l'autre: je le suis, il entre. En entrant après lui, je trouve
la porte embarrassée. Je regarde, je vois tout le monde debout; je
juge que je pourrais bien me perdre dans cette foule, ou du moins
laisser supposer à M. de Francueil que j'y suis perdu. Je sors, je
reprends ma contremarque, puis mon argent, et je m'en vais, sans
songer qu'à peine avais-je atteint la porte que tout le monde était
assis, et qu'alors M. de Francueil voyait clairement que je n'y
étais plus.
Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce
trait-là, je le note, pour montrer qu'il y a des moments d'une
espèce de délire où il ne faut point juger des hommes par leurs
actions. Ce n'était pas précisément voler cet argent; c'était en
voler l'emploi: moins c'était un vol, plus c'était une infamie.
Je ne finirais pas ces détails si je voulais suivre toutes les
routes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la
sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant en
prenant les vices de mon état, il me fut impossible d'en prendre
tout à fait les goûts. Je m'ennuyais des amusements de mes
camarades; et quand la trop grande gêne m'eut aussi rebuté du
travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la
lecture, que j'avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises
sur mon travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de
nouveaux châtiments. Ce goût irrité par la
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