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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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contrainte devint
passion, bientôt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres, m'en
fournissait de toute espèce. Bons et mauvais, tout passait; je ne
choisissais point: je lisais tout avec une égale avidité. Je lisais
à l'établi, je lisais en allant faire mes messages, je lisais à la
garde-robe, et m'y oubliais des heures entières; la tête me
tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon maître
m'épiait, me surprenait, me battait, me prenait mes livres. Que de
volumes furent déchirés, brûlés, jetés par les fenêtres! que
d'ouvrages restèrent dépareillés chez la Tribu! Quand je n'avais
plus de quoi la payer, je lui donnais mes chemises, mes cravates,
mes hardes; mes trois sous d'étrennes tous les dimanches lui
étaient régulièrement portés.
    Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est
vrai, mais ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité. Livré
tout entier à mon nouveau goût, je ne faisais plus que lire, je ne
volais plus. C'est encore ici une de mes différences
caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude d'être, un rien
me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne: et alors
tout est oublié; je ne songe plus qu'au nouvel objet qui m'occupe.
Le cœur me battait d'impatience de feuilleter le nouveau livre que
j'avais dans la poche; je le tirais aussitôt que j'étais seul, et
ne songeais plus à fouiller le cabinet de mon maître. J'ai même
peine à croire que j'eusse volé, quand même j'aurais eu des
passions plus coûteuses. Borné au moment présent, il n'était pas
dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour l'avenir. La Tribu
me faisait crédit: les avances étaient petites; et quand j'avais
empoché mon livre, je ne songeais plus à rien. L'argent qui me
venait naturellement passait de même à cette femme; et quand elle
devenait pressante, rien n'était plus tôt sous ma main que mes
propres effets. Voler par avance était trop de prévoyance, et voler
pour payer n'était pas même une tentation.
    A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal
choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête commençait
à s'altérer, et je vivais en vrai loup-garou. Cependant si mon goût
ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bonheur me
préserva des livres obscènes et licencieux: non que la Tribu, femme
à tous égards très accommodante, se fît un scrupule de m'en prêter;
mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de
mystère qui me forçait précisément à les refuser, tant par dégoût
que par honte; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que
j'avais plus de trente ans avant que j'eusse jeté les yeux sur
aucun de ces dangereux livres qu'une belle dame de par le monde
trouve incommodes, en ce qu'on ne peut les lire que d'une main.
    En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu, et
alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désœuvré. Guéri de
mes goûts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et même
par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises,
ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments plus nobles que ceux
que m'avait donnés mon état; dégoûté de tout ce qui était à ma
portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m'aurait tenté, je
ne voyais rien de possible qui pût flatter mon cœur. Mes sens émus
depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais
pas même imaginer l'objet. J'étais aussi loin du véritable que si
je n'avais point eu de sexe; et déjà pubère et sensible, je pensais
quelquefois à mes folies, mais je ne voyais rien au delà. Dans
cette étrange situation, mon inquiète imagination prit un parti qui
me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité: ce fut de se
nourrir des situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures,
de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les
approprier tellement que je devinsse un des personnages que
j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus
agréables selon mon goût; enfin que l'état fictif où je venais à
bout de me mettre me fît oublier mon état réel, dont j'étais si
mécontent. Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de
m'en occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m'entourait,
et déterminèrent ce goût pour la solitude qui m'est toujours resté
depuis ce temps-là. On verra plus d'une fois dans la suite les
bizarres effets de cette disposition si

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