Les Confessions
puisqu'il avait devant les yeux,
sans le connaître, cet auteur qu'il disait avoir tant vu. Ce qu'il
y eut de plus singulier dans cette scène fut l'effet qu'elle fit
sur moi. Cet homme était d'un certain âge; il n'avait point l'air
ni le ton fat et avantageux; sa physionomie annonçait un homme de
mérite, sa croix de Saint-Louis annonçait un ancien officier. Il
m'intéressait, malgré son impudence et malgré moi. Tandis qu'il
débitait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux,
j'étais sur les épines; je cherchais quelquefois en moi-même s'il
n'y aurait pas moyen de le croire dans l'erreur et de bonne foi.
Enfin, tremblant que quelqu'un ne me reconnût et ne lui en fit
l'affront, je me hâtai d'achever mon chocolat sans rien dire; et,
baissant la tête en passant devant lui, je sortis le plus tôt qu'il
me fut possible, tandis que les assistants péroraient sur sa
relation. Je m'aperçus dans la rue que j'étais en sueur; et je suis
sûr que si quelqu'un m'eût reconnu et nommé avant ma sortie, on
m'aurait vu la honte et l'embarras d'un coupable, par le seul
sentiment de la peine que ce pauvre homme aurait à souffrir si son
mensonge était reconnu.
Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie où il est
difficile de ne faire que narrer, parce qu'il est presque
impossible que la narration même ne porte empreinte de censure ou
d'apologie. J'essayerai toutefois de rapporter comment et sur quels
motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louanges ni blâme.
J'étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m'était
ordinaire: grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce
défaut de décence pour un acte de courage, j'entrai de cette façon
dans la même salle où devaient arriver, peu de temps après, le roi,
la reine, la famille royale et toute la cour. J'allai m'établir
dans la loge où me conduisit M. de Cury, et qui était la sienne:
c'était une grande loge sur le théâtre, vis-à-vis une petite loge
plus élevée, où se plaça le roi avec madame de Pompadour. Environné
de dames, et seul d'homme sur le devant de la loge, je ne pus
douter qu'on ne m'eût mis là précisément pour être en vue. Quand on
eut allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous
excessivement parés, je commençai d'être mal à mon aise: je me
demandai si j'étais à ma place, si j'y étais mis convenablement; et
après quelques minutes d'inquiétude, je me répondis, Oui, avec une
intrépidité qui venait peut-être plus de l'impossibilité de m'en
dédire, que de la force de mes raisons. Je me dis: Je suis à ma
place puisque je vois jouer ma pièce, que j'y suis invité, que je
ne l'ai faite que pour cela, et qu'après tout personne n'a plus de
droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et de mes
talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis: si je
recommence à m'asservir à l'opinion dans quelque chose, m'y voilà
bientôt asservi derechef en tout. Pour être toujours moi-même, je
ne dois rougir, en quelque lieu que ce soit, d'être mis selon
l'état que j'ai choisi; mon extérieur est simple et négligé, mais
non crasseux ni malpropre: la barbe ne l'est point en elle-même,
puisque c'est la nature qui nous la donne, et que, selon les temps
et les modes, elle est quelquefois un ornement. On me trouvera
ridicule, impertinent, eh! que m'importe! Je dois savoir endurer le
ridicule et le blâme, pourvu qu'ils ne soient pas mérités. Après ce
petit soliloque, je me raffermis si bien que j'aurais été
intrépide, si j'eusse eu besoin de l'être. Mais, soit effet de la
présence du maître, soit naturelle disposition des cœurs, je
n'aperçus rien que d'obligeant et d'honnête dans la curiosité dont
j'étais l'objet. J'en fus touché jusqu'à recommencer d'être inquiet
sur moi-même et sur le sort de ma pièce, craignant d'effacer des
préjugés si favorables, qui semblaient ne chercher qu'à
m'applaudir. J'étais armé contre leur raillerie; mais leur air
caressant, auquel je ne m'étais pas attendu, me subjugua si bien,
que je tremblais comme un enfant quand on commença.
J'eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très mal jouée
quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la
musique. Dès la première scène, qui véritablement est d'une naïveté
touchante, j'entendis s'élever dans les loges un murmure de
surprise et d'applaudissement jusqu'alors inouï dans ce genre de
pièces. La fermentation croissante alla
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