Les Confessions
chose
malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j'avais accepté
et même demandé, m'imposait l'obligation d'en traiter honorablement
l'auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus décent, le
plus judicieux et le plus utile: ce fut de donner séparément les
idées de l'auteur et les miennes, et pour cela, d'entrer dans ses
vues, de les éclaircir, de les étendre, et de ne rien épargner pour
leur faire valoir tout leur prix.
Mon ouvrage devait donc être composé de deux parties absolument
séparées: l'une, destinée à exposer de la façon que je viens de
dire les divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui ne devait
paraître qu'après que la première aurait fait son effet, j'aurais
porté mon jugement sur ces mêmes projets: ce qui, je l'avoue, eût
pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du Misanthrope. A la
tête de tout l'ouvrage devait être une vie de l'auteur, pour
laquelle j'avais ramassé d'assez bons matériaux que je me flattais
de ne pas gâter en les employant. J'avais un peu vu l'abbé de
Saint-Pierre dans sa vieillesse; et la vénération que j'avais pour
sa mémoire m'était garant qu'à tout prendre M. le comte ne serait
pas mécontent de la manière dont j'aurais traité son parent.
Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus considérable
et le plus travaillé de tous les ouvrages qui composaient ce
recueil; et, avant de me livrer à mes réflexions, j'eus le courage
de lire absolument tout ce que l'abbé avait écrit sur ce beau
sujet, sans jamais me rebuter par ses longueurs et par ses redites.
Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai rien à en dire. Quant au
jugement que j'en ai porté, il n'a point été imprimé, et j'ignore
s'il le sera jamais; mais il fut fait en même temps que l'extrait.
Je passai de là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils,
ouvrage fait sous le régent, pour favoriser l'administration qu'il
avait choisie, et qui fit chasser de l'Académie française l'abbé de
Saint-Pierre, pour quelques traits contre l'administration
précédente, dont la duchesse du Maine et le cardinal de Polignac
furent fâchés. J'achevai ce travail comme le précédent, tant le
jugement que l'extrait: mais je m'en tins là, sans vouloir
continuer cette entreprise, que je n'aurais pas dû commencer.
La réflexion qui m'y fit renoncer se présente d'elle-même, et il
était étonnant qu'elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des
écrits de l'abbé de Saint-Pierre étaient ou contenaient des
observations critiques sur quelques parties du gouvernement de
France, et il y en avait même de si libres, qu'il était heureux
pour lui de les avoir faites impunément. Mais dans les bureaux des
ministres, on avait de tout temps regardé l'abbé de Saint-Pierre
comme une espèce de prédicateur plutôt que comme un vrai politique,
et on le laissait dire tout à son aise, parce qu'on voyait bien que
personne ne l'écoutait. Si j'étais parvenu à le faire écouter, le
cas eût été différent. Il était Français, je ne l'étais pas; et en
m'avisant de répéter ses censures, quoique sous son nom, je
m'exposais à me faire demander un peu rudement, mais sans
injustice, de quoi je me mêlais. Heureusement, avant d'aller plus
loin, je vis la prise que j'allais donner sur moi, et me retirai
bien vite. Je savais que vivant seul au milieu des hommes, et
d'hommes tous plus puissants que moi, je ne pouvais jamais, de
quelque façon que je m'y prisse, me mettre à l'abri du mal qu'ils
voudraient me faire. Il n'y avait qu'une chose, en cela, qui
dépendît de moi: c'était de faire en sorte au moins que quand ils
m'en voudraient faire, ils ne le pussent qu'injustement. Cette
maxime, qui me fit abandonner l'abbé de Saint-Pierre, m'a fait
souvent renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens,
toujours prompts à faire un crime de l'adversité, seraient bien
surpris s'ils savaient tous les soins que j'ai pris en ma vie pour
qu'on ne pût jamais me dire avec vérité, dans mes malheurs: Tu les
as mérités.
Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur
celui que j'y ferais succéder; et cet intervalle de désœuvrement
fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même,
faute d'objet étranger qui m'occupât. Je n'avais plus de projet
pour l'avenir qui pût amuser mon imagination; il ne m'était pas
même possible d'en faire, puisque la situation où j'étais était
précisément celle où s'étaient réunis tous mes
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