Les Confessions
selon moi, me forcer d'être heureux à leur mode, plutôt
qu'à la mienne.
Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue avec sa mère,
elle lui garda derechef le secret: son motif était louable; je ne
dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets
aiment à babiller ensemble: cela les rapprochait; et Thérèse, en se
partageant, me laissait sentir quelquefois que j'étais seul; car je
ne pouvais plus compter pour société celle que nous avions tous
trois ensemble. Ce fut alors que je sentis vivement le tort que
j'avais eu durant nos premières liaisons, de ne pas profiter de la
docilité que lui donnait son amour, pour l'orner de talents et de
connaissances qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite,
aurait agréablement rempli son temps et le mien, sans jamais nous
laisser sentir la longueur du tête-à-tête. Ce n'était pas que
l'entretien tarît entre nous, et qu'elle parût s'ennuyer dans nos
promenades; mais enfin nous n'avions pas assez d'idées communes
pour nous faire un grand magasin: nous ne pouvions plus parler sans
cesse de nos projets, bornés désormais à celui de jouir. Les objets
qui se présentaient m'inspiraient des réflexions qui n'étaient pas
à sa portée. Un attachement de douze ans n'avait plus besoin de
paroles; nous nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous
apprendre. Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des
quolibets. C'est surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage de
vivre avec quelqu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de
cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu
besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis était qu'il fallait
avec cela prendre nos tête-à-tête en bonne fortune: sa mère, qui
m'était devenue importune, me forçait à les épier. J'étais gêné
chez moi, c'est tout dire, l'air de l'amour gâtait la bonne amitié.
Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l'intimité.
Dès que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des
prétextes pour éluder les promenades que je lui proposais, je
cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas
s'y plaire autant que moi. Le plaisir n'est point une chose qui
dépende de la volonté. J'étais sûr de son cœur, ce m'était assez.
Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais avec elle;
quand cela n'était pas, je préférais son contentement au mien.
Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une vie de
mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne qui
m'était chère, je parvins pourtant à me sentir presque isolé. Ce
qui me manquait m'empêchait de goûter ce que j'avais. En fait de
bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On verra
pourquoi ce détail m'a paru nécessaire. Je reprends à présent le
fil de mon récit.
Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m'avait
donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce
n'était presque que le recueil des ouvrages imprimés de son oncle,
annotés et corrigés de sa main, avec quelques autres petites pièces
qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai par ses écrits de
morale, dans l'idée que m'avaient donnée quelques lettres de lui,
que madame de Créqui m'avait montrées, qu'il avait beaucoup plus
d'esprit que je n'avais cru; mais l'examen approfondi de ses
ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des
projets utiles, mais impraticables, par l'idée dont l'auteur n'a
jamais pu sortir, que les hommes se conduisaient par leurs lumières
plutôt que par leurs passions. La haute opinion qu'il avait des
connaissances modernes lui avait fait adopter ce faux principe de
la raison perfectionnée, base de tous les établissements qu'il
proposait, et source de tous ses sophismes politiques. Cet homme
rare, l'honneur de son siècle et de son espèce, et le seul
peut-être, depuis l'existence du genre humain, qui n'eut d'autre
passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher
d'erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre
les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu'ils
sont, et qu'ils continueront d'être. Il n'a travaillé que pour des
êtres imaginaires, en pensant travailler pour ses
contemporains.
Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme à
donner à mon ouvrage. Passer à l'auteur ses visions, c'était ne
rien faire d'utile; les réfuter à la rigueur était faire une
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