Les Confessions
un
désespoir d'autant plus cruel que le regret de mes fautes devait
s'irriter, en me reprochant que tout mon malheur était mon ouvrage.
Rien de tout cela. Je venais pour la première fois de ma vie d'être
enfermé pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je
goûtai fut celui de la liberté que j'avais recouvrée. Après un long
esclavage, redevenu maître de moi-même et de mes actions, je me
voyais au milieu d'une grande ville abondante en ressources, pleine
de gens de condition, dont mes talents et mon mérite ne pouvaient
manquer de me faire accueillir sitôt que j'en serais connu.
J'avais, de plus, tout le temps d'attendre, et vingt francs que
j'avais dans ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait
s'épuiser. J'en pouvais disposer à mon gré, sans rendre compte à
personne. C'était la première fois que je m'étais vu si riche. Loin
de me livrer au découragement et aux larmes, je ne fis que changer
d'espérances, et l'amour-propre n'y perdit rien. Jamais je ne me
sentis tant de confiance et de sécurité: je croyais déjà ma fortune
faite, et je trouvais beau de n'en avoir l'obligation qu'à moi
seul.
La première chose que je fis fut de satisfaire ma curiosité en
parcourant toute la ville, quand ce n'eût été que pour faire un
acte de ma liberté. J'allai voir monter la garde; les instruments
militaires me plaisaient beaucoup. Je suivis des processions;
j'aimais le faux-bourdon des prêtres. J'allai voir le palais du
roi: j'en approchais avec crainte; mais voyant d'autres gens entrer
je fis comme eux; on me laissa faire. Peut-être dus-je cette grâce
au petit paquet que j'avais sous le bras. Quoi qu'il en soit, je
conçus une grande opinion de moi-même en me trouvant dans ce
palais; déjà je m'en regardais presque comme un habitant. Enfin, à
force d'aller et venir, je me lassai; j'avais faim, il faisait
chaud: j'entrai chez une marchande de laitage; on me donna de la
giuncà, du lait caillé; et avec deux grisses de cet excellent pain
de Piémont, que j'aime plus qu'aucun autre, je fis pour mes cinq ou
six sous un des bons dîners que j'aie faits de mes jours.
Il fallut chercher un gîte. Comme je savais déjà assez de
piémontais pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à
trouver, et j'eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse
que selon mon goût. On m'enseigna dans la rue du Pô la femme d'un
soldat qui retirait à un sou par nuit des domestiques hors de
service. Je trouvai chez elle un grabat vide, et je m'y établis.
Elle était jeune et nouvellement mariée, quoiqu'elle eût déjà cinq
ou six enfants. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la mère,
les enfants, les hôtes; et cela dura de cette façon tant que je
restai chez elle. Au demeurant c'était une bonne femme, jurant
comme un charretier, toujours débraillée et décoiffée, mais douce
de cœur, officieuse, qui me prit en amitié, et qui même me fut
utile.
Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir de
l'indépendance et de la curiosité. J'allais errant dedans et dehors
la ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait curieux et
nouveau; et tout l'était pour un jeune homme sortant de sa niche,
qui n'avait jamais vu de capitale. J'étais surtout fort exact à
faire ma cour, et j'assistais régulièrement tous les matins à la
messe du roi. Je trouvais beau de me voir dans la même chapelle
avec ce prince et sa suite: mais ma passion pour la musique, qui
commençait à se déclarer, avait plus de part à mon assiduité que la
pompe de la cour, qui, bientôt vue, et toujours la même, ne frappe
pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure
symphonie de l'Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi, y brillaient
alternativement. Il n'en fallait pas tant pour attirer un jeune
homme que le jeu du moindre instrument, pourvu qu'il fût juste,
transportait d'aise. Du reste, je n'avais pour la magnificence qui
frappait mes yeux qu'une admiration stupide et sans convoitise. La
seule chose qui m'intéressât dans tout l'éclat de la cour était de
voir s'il n'y aurait point là quelque jeune princesse qui méritât
mon hommage, et avec laquelle je pusse faire un roman.
Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais où,
si je l'eusse mis à fin, j'aurais trouvé des plaisirs mille fois
plus délicieux.
Quoique je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse
insensiblement s'épuisait. Cette économie, au reste, était moins
l'effet de la prudence
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