Les Confessions
très mal, en
voulant bien faire, et, pour aller vite, j'allais tout de travers.
Cela n'empêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu'à la fin,
et de me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritais
guère, et qui me remit tout à fait en pied; car peu de jours après
je reçus des nouvelles de maman, qui était à Chambéri, et de
l'argent pour l'aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis
lors, mes finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez
pour être obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un cœur
sensible aux soins de la Providence. C'est la dernière fois de ma
vie que j'ai senti la misère et la faim.
Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les
commissions dont maman avait chargé mademoiselle du Châtelet, que
je vis durant ce temps-là plus assidûment qu'auparavant, ayant le
plaisir de parler avec elle de son amie, et n'étant plus distrait
par ces cruels retours sur ma situation qui me forçaient de la
cacher. Mademoiselle du Châtelet n'était ni jeune ni jolie, mais
elle ne manquait pas de grâce; elle était liante et familière, et
son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce goût
de morale observatrice qui porte à étudier les hommes; et c'est
d'elle, en première origine, que ce même goût m'est venu. Elle
aimait les romans de Le Sage, et particulièrement Gil Blas: elle
m'en parla, me le prêta; je le lus avec plaisir; mais je n'étais
pas mûr encore pour ces sortes de lectures: il me fallait des
romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon temps à la grille
de mademoiselle du Châtelet avec autant de plaisir que de profit;
et il est certain que les entretiens intéressants et sensés d'une
femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute
la pédantesque philosophie des livres. Je fis connaissance aux
Chasottes avec d'autres pensionnaires et de leurs amies, entre
autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelée
mademoiselle Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande
attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans après, et
avec raison, car c'était une charmante fille.
Occupé de l'attente de revoir bientôt ma bonne maman, je fis un
peu de trêve à mes chimères, et le bonheur réel qui m'attendait me
dispensa d'en chercher dans mes visions. Non seulement je la
retrouvais, mais je retrouvais près d'elle et par elle un état
agréable; car elle marquait m'avoir trouvé une occupation qu'elle
espérait qui me conviendrait, et qui ne m'éloignerait pas d'elle.
Je m'épuisais en conjectures pour deviner quelle pouvait être cette
occupation, et il aurait fallu deviner en effet pour rencontrer
juste. J'avais suffisamment d'argent pour faire commodément la
route. Mademoiselle du Châtelet voulait que je prisse un cheval: je
n'y pus consentir, et j'eus raison; j'aurais perdu le plaisir du
dernier voyage pédestre que j'ai fait en ma vie; car je ne peux
donner ce nom aux excursions que je faisais souvent à mon voisinage
tandis que je demeurais à Motiers.
C'est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte
jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable,
et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de
moi. Ma mauvaise tête ne peut s'assujettir aux choses. Elle ne
saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s'y peignent
tout au plus tels qu'ils sont; elle ne sait parer que les objets
imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois
en hiver; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois
dans des murs; et j'ai dit cent fois que si jamais j'étais mis à la
Bastille, j'y ferais le tableau de la liberté. Je ne voyais en
partant de Lyon qu'un avenir agréable: j'étais aussi content, et
j'avais tout lieu de l'être, que je l'étais peu quand je partis de
Paris. Cependant je n'eus point, durant ce voyage, ces rêveries
délicieuses qui m'avaient suivi dans l'autre. J'avais le cœur
serein, mais c'était tout. Je me rapprochais avec attendrissement
de l'excellente amie que j'allais revoir. Je goûtais d'avance, mais
sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d'elle: je m'y étais
toujours attendu; c'était comme s'il ne m'était rien arrivé de
nouveau. Je m'inquiétais de ce que j'allais faire, comme si cela
eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non
célestes et ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient
ma vue; je donnais de
Weitere Kostenlose Bücher