Les croisades vues par les arabes
que nouveaux. Le plus attachant d'entre eux est le chroniqueur de Damas, Ibn al-Qalanissi, une jeune lettré issu d'une famille de notables. Spectateur de la première heure, il a vingt-trois ans, en 1096, lorsque les Franj arrivent en Orient et il s'applique à consigner régulièrement par écrit les événements dont il a connaissance. Sa chronique raconte fidèlement, sans passion excessive, la marche des envahisseurs, telle qu'elle est perçue dans sa ville. Pour lui, tout a commencé en ces journées d'angoisse où parviennent à Damas les premières rumeurs...
PREMIÈRE PARTIE
L’INVASION (1096-1100)
Regardez les Franj! Voyez avec quel acharnement ils se battent pour leur religion, alors que nous, les musulmans, nous ne montrons aucune ardeur a mener la guerre sainte.
Saladin
CHAPITRE PREMIER
LES FRANJ ARRIVENT
Cette année-là, les informations commencèrent à se succéder sur l'apparition de troupes de Franj venant de la mer de Marmara en une multitude innombrable. Les gens prirent peur. Ces renseignements furent confirmés par le roi Kilij Arslan, dont le territoire était le plus proche de ces Franj.
« Le roi Kilij Arslan » dont parle, ici, Ibn al-Qalanissi n'a pas encore dix-sept ans à l'arrivée des envahisseurs. Premier dirigeant musulman à être informé de leur approche, ce jeune sultan turc aux yeux légèrement bridés sera à la fois le premier à leur infliger une défaite et le premier à se faire battre par les redoutables chevaliers.
Dès juillet 1096, Kilij Arslan apprend qu'une immense foule de Franj est en route vers Constantinople. D'emblée, il craint le pire. Bien entendu, il n'a aucune idée des buts réels poursuivis par ces gens, mais leur venue en Orient ne présage pour lui rien de bon.
Le sultanat qu'il gouverne s'étend sur une grande partie de l’Asie Mineure, un territoire que les Turcs viennent tout juste d'arracher aux Grecs. En fait, le père de Kilij Arslan, Suleiman, a été le premier Turc à s'emparer de cette terre qui allait s'appeler, bien des siècles plus tard, la Turquie. A Nicée, la capitale de ce jeune Etat musulman, les églises byzantines restent plus nombreuses que les mosquées. Si la garnison de la cité est formée de cavaliers turcs, la majorité de la population est grecque, et Kilij Arslan ne se fait guère d'illusions sur les véritables sentiments de ses sujets : pour eux, il sera toujours un chef de bande barbare. Le seul souverain qu'ils reconnaissent, celui dont le nom revient, à voix basse, dans toutes leurs prières, c'est le basileus Alexis Comnène, empereur des Romains. En réalité, Alexis serait plutôt empereur des Grecs, lesquels se proclament héritiers de l'empire romain. Cette qualité leur est d'ailleurs reconnue par les Arabes, qui - au XI° siècle comme au XX° - désignent les Grecs par le terme de Roum , « Romains ». Le domaine conquis par le père de Kilij Arslan aux dépens de l’empire grec est même appelé le sultanat des Roum.
A l'époque, Alexis est l'une des figures les plus prestigieuses de l'Orient. Ce quinquagénaire de petite taille, aux yeux pétillants de malice, à la barbe soignée, aux manières élégantes, toujours paré d'or et de riches draperies bleues, exerce une véritable fascination sur Kilij Arslan. C'est lui qui règne sur Constantinople, la fabuleuse Byzance, située à moins de trois jours de marche de Nicée. Une proximité qui provoque chez le jeune sultan des sentiments mitigés. Comme tous les guerriers nomades, il réve de conquête et de pillage. Sentir les richesses légendaires de Byzance à portée de sa main ne lui déplaît pas. Mais, en même temps, il se sent menacé : il sait qu'Alexis n'a jamais désespéré de reprendre Nicée, non seulement parce que la ville a toujours été grecque, mais Surtout parce que la présence de guerriers turcs à une aussi courte distance de Constantinople constitue un danger permanent pour la sécurité de l’Empire.
Quand bien même l'armée byzantine, déchirée depuis des années par des crises internes, serait incapable de se lancer seule dans une guerre de reconquête, nul n'ignore qu'Alexis peut toujours faire appel à des auxiliaires étrangers. Les Byzantins n'ont jamais hésité à avoir recours aux services de chevaliers venus d'Occident. Mercenaires aux lourdes armures ou pèlerins en route pour la Palestine, les Franj sont nombreux à visi- ter l'Orient. Et, en 1096, ce ne sont nullement des inconnus pour
Weitere Kostenlose Bücher