Les émeraudes Du Prophète
redoutable bavard. M me Sacher qui était en train de lui dire au revoir se précipita sur Fritz et l’entraîna dans les profondeurs de l’hôtel tout éberlué d’un honneur auquel la maîtresse des lieux ne l’avait pas habitué. Aldo put partir tranquille.
Enfin réfugié entre les élégantes marqueteries et les cuivres étincelants de son sleeping, il décida de continuer sa politique viennoise et d’en bouger le moins possible, choisissant de prendre ses repas au second service pour rencontrer aussi peu de monde que possible. Sa bonne étoile protégea sa crise de sauvagerie en faisant qu’il n’y eût personne de connaissance dans les luxueux wagons bleu nuit à bandes jaunes mais ce fut tout de même avec un vif soulagement qu’il débarqua à la gare d’Haydarpaça sur la rive même de la Corne d’Or.
Il faisait froid ce matin. Un vent vif, le « meltem », soufflait du Caucase crêtant d’écume l’eau du Bosphore mais le soleil brillait sur les dômes aux dorures verdies, les toits roses et les jardins ponctués de cyprès noirs. Dans le fiacre qui l’emmenait à travers l’énorme grouillement du pont de Galata vers les anciens quartiers étrangers et les hauteurs de Beyoglu, Aldo se laissa enfin aller au plaisir du voyage. Il ne connaissait pas Constantinople et se promit de l’explorer en attendant l’arrivée d’Adalbert. Cette porte de l’Orient à la fois misérable et somptueuse lui faisait sentir la séduction que pouvait exercer sur un Vénitien la splendeur de l’ennemi héréditaire. C’était toute l’histoire guerrière de la Sérénissime qui envahissait Morosini parce qu’à l’exception de l’électricité et de quelques bateaux à vapeur, rien n’avait vraiment changé à Istanbul.
Hélas, l’enchantement vola en éclats dès que le voyageur eut mis le pied dans le hall du Pera Palace, en dépit des marbres blancs, rouges et noirs, des immenses tapis pourpres, des grappes de tulipes blanches fleurissant les bronzes dorés des grands lustres, des serviteurs en costume local et d’un décor que les bâtisseurs de ce superbe hôtel – la Compagnie internationale des wagons-lits – avaient voulu aussi ottoman que possible afin de garder sous le charme les passagers de leur Orient-Express. Il suffit pour cela de l’exclamation ravie d’une longue femme enroulée de velours et de renards noirs qui ressemblaient à un énorme boa poilu qui surgit de l’ascenseur et se précipita vers lui alors qu’il venait d’arriver à la réception :
— Aldo !… Aldo Morosini ici ? Mais quelle merveille ! Et par quel miracle ?
« Seigneur ! pensa le malheureux. Que vous ai-je fait pour trouver la Casati ici ? »
Accablé par cette criante injustice du Ciel, il baisa d’un geste machinal la main prestement dégantée que l’on offrait à ses lèvres d’un geste royal. Encore heureux de s’en tirer à si bon compte ! Il avait cru un instant qu’elle allait lui sauter au cou :
— Il n’y a pas de miracle, ma chère Luisa ! Je suis ici pour affaire. Mais… vous-même ? Je sais bien que vous voyagez beaucoup mais de là à vous rencontrer au bout de l’Europe et aux approches de l’hiver ? Vous êtes attirée par l’Islam ?…
La belle voix grave de la marquise Casati qui aurait pu, si elle l’avait voulu, tenter une carrière dans l’opéra baissa de quelques tons pour atteindre un chuchotement caverneux :
— Rien de tout cela, mon cher. Si je vous dis la vérité, vous me jurez le secret ?
— Même si vous mentez, marquise ! Je garde ce que l’on me confie.
— Je viens consulter une voyante… une femme extraordinaire, à ce que l’on m’a dit. Une Juive étonnante…
— Il faut qu’elle le soit ! Tant de pays parcourus !…
— Peu de chose en vérité, et puis, j’adore l’Orient-Express…
— Vous n’êtes tout de même pas venue seule ?
— Avec ma femme de chambre… Je ne tenais pas à donner trop d’éclat à ce petit déplacement. Je ne suis pas ici incognito mais presque. D’où cette tenue un peu simple…
S’il n’avait si bien connu cette étonnante créature, l’une des plus extraordinaires de l’époque, Morosini eût éclaté de rire mais il est vrai que, sur son enroulement de renards, Luisa ne portait qu’un modeste tricorne de velours noir enveloppé d’une voilette et totalement dépourvu des panaches et des aigrettes de toutes couleurs qui agrémentaient habituellement les
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