Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
ma vie des choix que je faisais pour me permettre de dire à qui que ce soit : « Voilà la route qu’il faut prendre. »
Mais j’ai parlé à Jorge. Je l’ai jaugé. Avec le temps et l’habitude que donne le temps, on apprend à se faire une idée de ce que vaut quelqu’un.
Je ne juge pas en fonction de mes valeurs ou des valeurs sociales.
Jorge est intelligent, brillant, même. Il est ambitieux, courageux. Il fera ce qu’on appelle une grande carrière et son livre sur les Kennedy sera un succès, j’en suis convaincu.
Mais, Nathalia, il manque de générosité. Il n’est pas capable de cet abandon de soi qui fait qu’on peut vivre avec une femme. Je ne parle pas de bonheur. Je ne sais ce que c’est. Je ne l’ai jamais recherché.
Être heureux ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Mais je reconnais pour l’avoir pratiqué, l’égoïsme, la fermeture à autrui, le refus de partager.
Jorge me ressemble. Il a tous mes défauts, aggravés encore parce qu’il n’a pas connu la pauvreté, la fraternité qui rapproche – parfois – les démunis.
Il a l’orgueil naturel de ceux qui possèdent sans l’inquiétude et l’humilité un peu servile que donne la peur du lendemain. Je ne voulais pas qu’il te fasse mal.
Il m’aurait plu que vous restiez tous les deux près de nous au lieu de nous laisser. Votre jeunesse était belle à voir.
J’ai parlé avec lui, t’ai-je dit. Il ne t’aimait pas. Il est – peut-être changera-t-il – pour l’instant incapable d’aimer, enfermé qu’il est dans ses projets, l’élan de son ambition.
Tu vas souffrir.
Mais s’il t’avait aimée aurait-il quitté Renvyle comme je le lui ai suggéré ? Il a – je t’estime, donc je te parle brutalement sans égard – saisi immédiatement le prétexte que je lui offrais.
Il était heureux de partir.
Cela devrait te suffire. Mais la passion n’est pas raisonnable. Tu vas pleurer. Continuer à m’en vouloir. Soit. Il faut quelquefois accepter de se faire détester.
Je t’embrasse avec toute ma tendresse. Si ce mot a un sens, il veut dire que tu es pour moi (et pour Julia, il en va de même) comme ma fille.
Allen
P. - S. Tu manques beaucoup à Martin.
J’ai téléphoné à Catherine Jaspars. Elle serait heureuse de te connaître.
Tu as l’adresse et le numéro de téléphone de sa fille, Emmanuelle Tomi, que tu as déjà rencontrée. Je n’ai donc pas besoin de te dire que tu peux trouver en elle une amie sûre. Mais mieux vaut te le dire. Je l’ai prévenue aussi.
J’ai eu avec Catherine des relations intimes et franches. Emmanuelle… n’est pas ma fille, sois-en persuadée !
ARG
J’ai passé plusieurs jours à l’hôtel de l’Observatoire, boulevard Saint-Michel.
Emmanuelle Tomi habitait non loin de là, rue Saint-Jacques. J’avais eu la tentation de lui téléphoner dès mon arrivée, mais la solitude me parut plus digne de mon chagrin. La passion et le désespoir ont besoin de mise en scène et je ne m’en privais pas.
Je restais enfermée dans ma chambre d’hôtel, ne sortant qu’au moment où les femmes de service m’en chassaient, déjeunant d’un sandwich, achetant des journaux américains dans l’espoir d’y lire un article de Jorge Bowler. Puis je remontais dans ma chambre, je m’allongeais sur le lit.
Il faisait chaud, orageux. Souvent des cortèges parcouraient le boulevard Saint-Michel et des voix juvéniles scandaient au rythme de leur course : « FLN vaincra », « Paix au Vietnam ».
Je me levais, je regardais passer sous les platanes ces drapeaux rouges et ces calicots blancs. Puisque ma vie personnelle était un échec, je devais la brûler au brasier de l’histoire comme l’avait fait Sarah. Si elle devait s’y consumer, au moins ne s’effriterait-elle pas jour après jour dans les lâchetés et les mesquineries de la vie quotidienne.
Il faut avoir vieilli pour reconnaître la grandeur – peut-être même la grandeur n’est-elle que là – d’une vie sans éclat. Mais la jeunesse est mon excuse, je recherchais l’exceptionnel.
J’adoptai donc le mot révolution.
Ma passion pour Jorge, mon désespoir, la fougue de ma jeunesse prirent les couleurs de l’époque. La politique ne m’était pas étrangère. Je m’accrochais à elle pour ouvrir ce cercle de solitude qui me serrait. J’avais besoin de camarades, de livres qui déchiffreraient ma vie sans parler d’elle. Je devins l’exploitée en lutte, le paysan
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