Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
même révolte que les victimes, demeurer sur le sol, comme elles, partager. Giulio restait plusieurs heures ainsi, le froid du ciment s’agrippant à ses os, la douleur si forte, étoilée, qu’elle lui faisait par à-coups perdre conscience. Quand Tieng, son assistant chinois, le prenait par les aisselles, l’obligeait à se lever, le conduisait jusqu’à son lit, Giulio était apaisé. Il savait qu’une fois encore il devait se soumettre et non se rebeller. Il demandait à Tieng de l’aider à s’installer à son bureau. L’aube était brumeuse et glacée. Les Japonais avaient coupé l’électricité. Tieng allumait la lampe à pétrole, puis attendait un ordre. Giulio lui saisissait la main : « … Va, disait-il, va je reste ici, je n’ai besoin de rien, je ne veux rien. »
Tieng, à regret, s’arrêtait sur le seuil.
— Père, murmurait-il.
Giulio levait la tête. Un instant il se persuadait que Tieng ressemblait à Lee Lou Ching, la même silhouette râblée, la même voix. Tieng faisait un pas, sortait de la pénombre, effaçait l’image de Lee.
— Père, puis-je rester là, avec vous, je prierai aussi.
— Va, va, répétait Giulio.
Ne pas céder à la tentation de la présence qui rassure et console, mais s’ouvrir à l’amour par la solitude, combattre seul le lâche désir de mourir.
— Va, allons… Je dois, ajoutait Giulio.
Tieng partait enfin.
Giulio se recroquevillait, étreint par le silence froid de la pièce vide. Dans le tiroir de son bureau il prenait le livre que les deux officiers japonais avaient laissé lors de leur visite.
Ils s’étaient présentés à la porte de la Mission, au début du mois de décembre 1939. Un commandant et un capitaine, arrogants, écartant d’un signe de tête les domestiques chinois qui s’inclinaient devant eux. Le capitaine, jeune, ouvrait sa sacoche devant Giulio Bertolini, tendait cérémonieusement le livre qu’il en sortait au commandant, plus âgé, un homme d’une cinquantaine d’années, au visage rond, aux mains potelées. Le commandant s’asseyait en face de Giulio, lui montrait la couverture du livre.
« … Vous le connaissez, n’est-ce pas ? » disait-il.
Giulio, sans mettre ses lunettes, identifiait Lee Lou Ching revêtu de l’uniforme des communistes, la vareuse, la casquette à étoile rouge. Lee paraissait absent, ignorant l’objectif du photographe. Appuyé à une table, figé et lointain, avec cette expression d’indifférence ironique qu’il avait déjà étant adolescent, il était pourtant plus présent que son compagnon, un étranger, sans doute un journaliste, assis près de lui, qui souriait mais qu’on ne voyait pas au premier regard, tant Lee saisissait l’attention comme un élément éternel du paysage.
— Des Américains ont consacré tout un livre à ces bandits, disait l’officier japonais.
Giulio retournait le livre, lisait :
Richard Bowler
With
Tina Deutcher
RED RIVER
THE COMMUNIST REPUBLIC OF YUNNAN
— Vous allez lire ce livre, continuait l’officier. Il y est question de votre Mission catholique.
Il frappait à petits coups de son poing fermé sur le bureau de Giulio.
— Cet homme, Lee Lou Ching, aurait été instruit ici. Vous nous expliquerez, vous nous parlerez de lui, n’est-ce pas ?
L’officier souriait.
— Peut-être – il tournait la tête autour de lui, observait les quelques enfants chinois qui jouaient dans la cour – en cachez-vous d’autres ? Les instruisez-vous contre nous ? – Il se levait. – Réfléchissez, souvenez-vous. Sinon nous fermerons la mission.
Giulio, en s’appuyant des deux mains au bureau, s’était redressé.
— Je suis italien. Nous sommes protégés par l’ambassadeur d’Italie, nos deux pays sont alliés.
Le plus jeune des officiers avait fait un pas en avant, rapide, comme pour se saisir de Giulio, mais le commandant demeurait immobile, le regard un peu las.
— Tous les Italiens ne sont pas fascistes, disait-il dans son anglais lent et nasal. Lisez le livre, puis nous parlerons.
Giulio Bertolini avait lu le livre comme une longue lettre de Lee que le destin lui faisait parvenir par des voies détournées. Voilà des années que Giulio cherchait à connaître la vie et les pensées de Lee, mais ses recherches s’étaient heurtées à l’épaisseur mouvante et secrète de la Chine, aux obstacles que dressaient la guerre et l’occupation japonaise, à ces distances – et elles
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