Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
même.
— As-tu des enfants ? interrogea Berelovitz.
L’interprète sourit :
— Deux filles mariées déjà, dit-il.
— Peut-être depuis cette nuit, j’ai un enfant, murmura Berelovitz.
L’interprète s’était assis, les jambes pendantes au-dessus de l’eau.
— Qu’il ait une longue vie, dit-il.
— Tout le siècle, dit Samuel Berelovitz. Sais-tu qu’il commence ?
— Le temps n’a pas d’origine, dit le Chinois.
Berelovitz tout à coup souhaita que l’enfant fût une fille pour qu’elle porte elle aussi une graine et que le temps par elle soit vaincu.
Au même moment Sarah Berelovitz naissait dans la maison de la rue Mila, à Varsovie, et le vœu de Samuel Berelovitz fut ainsi exaucé, mais il ne le saurait que plus tard, à Shanghai…
Il avait déjà embarqué sur le Gulf Stream I, et de la passerelle il regardait les coolies qui, oscillant sous la charge, montaient les balles de coton et de soie. Un marin de haute taille, qui portait la vareuse sale des mécaniciens, était sur le quai au bas de l’échelle de coupée et Samuel le vit agiter dans sa direction un pli, le télégramme de Varsovie sans doute. Des deux mains il fit signe au mécanicien, l’invitant à courir, mais l’homme grimpait lentement l’échelle, suivant le rythme des coolies, disparaissant avec eux dans l’entrepont et Samuel alla à sa rencontre. Ils furent face à face au pied de la passerelle. Samuel fouilla dans sa poche, trouva une pièce, la tendit au marin et de l’autre main il prenait le télégramme, l’ouvrait : « Sarah est née, tout va bien. Elie. » Il riait. Le marin n’avait pas bougé, faisant sauter la pièce dans sa paume gauche, se balançant d’un pied sur l’autre.
— La naissance de ma fille, dit Berelovitz, j’attendais.
Le marin se taisait, se passant la main droite dans les cheveux, doigts écartés.
— Américain ? interrogea Berelovitz.
L’autre fit oui de la tête.
— San Francisco ?
Il eut le même geste d’approbation.
— Une fille, dit Berelovitz. Je voudrais fêter ça.
Il devinait le marin vexé par le pourboire. Il essayait de le faire parler mais l’homme refusait de répondre, continuant de tourner et retourner la pièce dans sa main.
— Je vous offre un verre, dit Berelovitz, vous êtes le bon messager.
— Pourquoi pas, dit enfin le marin.
Il lança la pièce loin comme un caillou sur le quai au milieu des coolies qui se précipitèrent.
Au moment donc où Sarah Berelovitz naissait, la neige tombait sur toute l’Europe, de la Méditerranée à la Baltique. Une grande coulée d’air froid avait pris les terres par le travers nord-nord-est sud-sud-ouest, un souffle gris qui venait des hautes conglomérations blanches qui ensevelissent la mer à l’extrême nord. La rue Mila, à Varsovie, était sous la neige et quand Elie Berelovitz sortit pour expédier lui-même le télégramme à Samuel, il hésita un instant sur le seuil, serrant les bords de son manteau, courbant la tête afin que les flocons que le vent soulevait à l’horizontale ne le heurtent pas de front.
D’autres hommes, à des centaines de kilomètres de Varsovie, avaient les mêmes gestes et leurs silhouettes dans les rues que la neige rendait semblables se confondaient.
À Saint-Pétersbourg, Boris Spasskaief traversait penché en avant l’espace nu qui s’étendait devant l’usine. Il évitait les plaques gelées, se mettant un instant à l’abri derrière la maison du gardien, pensant à la longue rue que le vent prenait en enfilade et où la neige tourbillonnait, s’entassant en congère contre la palissade des entrepôts. La chaussée était défoncée par les charrois et le cocher refusait de s’y aventurer, attendant Spasskaief à l’extrémité de la rue, protégé du vent par les bâtiments de la forge.
Spasskaief soupçonnait bien que Wladimir s’arrêtait là pour bénéficier de la chaleur qui s’échappait en volutes lourdes par les verrières entrouvertes des ateliers. Mais la seule fois où Spasskaief avait exigé du cocher qu’il s’avançât dans la rue, Wladimir avait versé avec la voiture et Spasskaief avait retrouvé l’attelage couché dans la neige terreuse et sale. Il lui fallait donc affronter le vent. Il s’élança, mais au moment où il se baissait pour passer sous la barrière, le gardien frappa à la porte vitrée, lui faisant signe d’entrer chez lui. Le poêle contre le mur était rouge-gorge, la chaleur
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