Les hommes perdus
AVANT-PROPOS
On s’étonnera, peut-être, qu’après avoir conclu par un épilogue le troisième volume de La Révolution, je revienne sur le dessein, bien marqué ainsi, d’en finir avec elle. Pourquoi reprendre le résumé qui clôt Un vent d’acier, et le développer en quatre cents pages ?
Parce que, d’une part, des lecteurs m’ont aimablement reproché de m’arrêter trop tôt, des critiques ont observé que le 9 Thermidor et la réaction thermidorienne ne terminent nullement la lutte entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires, des libraires m’ont déclaré qu’une suite à ces trois volumes, une véritable fin, non pas un épilogue, serait souhaitable. D’autre part, après un intervalle consacré à un ouvrage différent, je me suis rendu compte que je n’étais pas libéré de ce sujet. En fait, mon propre désir, autant que les bienveillantes incitations, m’a engagé à dépeindre les convulsions de l’an III, la fin de la Convention, à esquisser le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration, plus brièvement encore la monarchie de Juillet puis le début du Second Empire, qui vit siéger au Sénat le dernier des conventionnels.
Donner à toute cette matière l’épaisseur romanesque eût exigé une dizaine de volumes : entreprise impossible. La troisième partie de celui-ci, survolant cinquante années, est un crible qui retient seulement les faits caractéristiques. J’ai dû me résoudre à un galop assez déconcertant après la lente allure maintenue jusque-là ; mais j’avais le besoin de concevoir – principalement au moyen des personnages imaginaires – comment les anciens Jacobins purent accepter le Directoire, souhaiter le Consulat, traverser l’Empire, accueillir comme une promesse de liberté le retour des Bourbons, enfin soutenir au début des Cent-Jours Napoléon dont ils avaient subi le despotisme. À ce point, je ne pouvais plus quitter les survivants ; il m’a fallu les suivre dans l’exil, évoquer leurs derniers jours.
En 95, Barère écrivit Les Alors. J’ai voulu aller jusqu’au bout des Après.
PREMIÈRE PARTIE
I
Un jour gris. Une route crayeuse et cahoteuse. Les voitures y cheminaient en file à travers la forêt dont les bourgeons tardaient à éclore. Soudain, elles serrèrent les unes sur les autres et s’arrêtèrent successivement.
« Ventrebleu ! s’exclama Jean Dubon. Encore ces gueux, sans doute ! Veillez bien ici, brigadier. Je vais voir. »
C’était le septième printemps de la Révolution. Un printemps froid après le plus glacial hiver. Huit mois avaient passé depuis les jours brûlants de thermidor an II où Robespierre et ses amis, brusquement attaqués dans la Convention par ceux que Maximilien appelait « un tas d’hommes perdus », étaient allés rejoindre Danton, Fabre d’Églantine, Camille Desmoulins, Lucile, au cimetière improvisé des Errancis. Huit mois de réaction, d’anarchie, de misère toujours pire pour le peuple. La Commune de Paris, décimée par les Thermidoriens – quatre-vingt-sept de ses membres guillotinés, quarante emprisonnés –, n’existait plus. Plus de Conseil général, plus de maire, plus d’agent national ni de substituts, plus d’administration municipale. Le gouvernement gérait les services de la ville, réunis désormais à ceux de l’État. Quoique ci-devant jacobin et même cordelier, Dubon, en raison de son hostilité à Robespierre avant même la fête de l’Être suprême, et pour s’être nettement rangé parmi les défenseurs de la Convention au 9Thermidor, conservait la direction des subsistances parisiennes. Mais ce bureau dépendait à présent de la commission exécutive de l’Intérieur – ex-ministère de l’Intérieur – et se trouvait sous l’autorité supérieure de Boissy d’Anglas qui succédait dans le rôle de grand responsable des subsistances à Robert Lindet sorti du Comité de Salut public entièrement renouvelé.
Ainsi qu’en 1789, où il n’avait pas hésité à se mettre lui-même en quête de blé pour nourrir ses compatriotes, Jean Dubon, ce 1 er Germinal an III – 21 mars 1795, vieux style – ramenait un convoi de vivres difficilement rassemblés à Meaux. La colonne de vingt-cinq véhicules hétéroclites : chariots à quatre chevaux, charrettes, fardiers, et même une antique turgotine bourrée de grains en sac, coupait la forêt de Bondy dans sa pointe nord, lorsque l’arrêt s’était produit. Déjà,
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