Les hommes perdus
Elle émanait de deux sections : Quinze-Vingts, Montreuil. Leurs orateurs nous déclarèrent qu’elles considéraient tous les Français comme des frères, qu’il fallait en terminer avec la persécution des patriotes, avec les emprisonnements succédant aux guillotinages, que le seul moyen de dissiper définitivement nos tempêtes politiques consistait à promulguer la Constitution de l’an II. La pétition était habile. Elle nous plaçait devant cette alternative : ou bien nous incliner, accepter la demande, fixer une date pour la promulgation ; ou bien avouer que nous ne voulons pas la Constitution de 93.
— Cette ruse me paraît effectivement trahir l’influence du Léopard. On y reconnaît son esprit retors.
— Elle trahirait tout autant l’astuce de Barère ou celle de Collot d’Herbois, voire de Fouché. Celui-là aussi serait bien aise qu’on en finisse avec les condamnations de ci-devant terroristes, car il y passera un jour ou l’autre si elles continuent. Bref, Thibaudeau, du fauteuil présidentiel, répondit aux pétitionnaires avec sa rudesse coutumière. Mais Tallien eut une de ces illuminations comme il lui en arrive parfois au milieu de son habituelle médiocrité. Le voilà qui monte à la tribune et s’écrie à peu près ceci : “Nous voulons tous la Constitution avec un gouvernement ferme. Quelques représentants s’efforcent de faire croire au peuple que cette assemblée repousse la Constitution. Il faut aujourd’hui même prendre des mesures pour empêcher ces députés de calomnier la majorité respectable et pure. Il faut faire marcher la Constitution et lui donner la vie ; mais nous n’aurons pas l’imprudence de vouloir l’exécuter sans lois organiques, de la livrer ainsi, incomplète et sans défense, à la malignité de tous les ennemis de la république. Décrétons, primo qu’il sera fait incessamment un rapport sur les moyens d’exécuter la Constitution de 93, secundo, qu’il n’y aura aucun intermédiaire entre le gouvernement actuel et le gouvernement définitif.”
— Bravo ! dit Dubon. On ne pouvait plus adroitement éviter la promulgation immédiate et se réserver de réviser la Constitution en l’organisant. Tout de même, les Montagnards extrêmes ont bien dû voir la manœuvre.
— Parbleu ! Mais ils ne sont pas en situation d’élever la voix. Méaulle a essayé d’obtenir, à défaut de l’exécution, la publication sans délai. Il a proposé que la Constitution fût gravée sur des tables de marbre et exposée dans les lieux publics. C’eût été la rendre intouchable. Alors Thibaudeau a compromis, ou plutôt réduit à néant, le stratagème de Tallien, en répondant avec brutalité à Méaulle qu’avant de publier la Constitution il fallait la modifier du tout au tout. Aussitôt il a mis aux voix la clôture, prononcée sur-le-champ malgré les murmures de la “Crête” montagnarde amplifiés par le public populaire. Puis Sieyès s’est installé à la tribune pour développer en long et en large son projet de loi de grande police. Pendant ce temps muscadins et sans-culottes échangeaient des horions dans le jardin. Résultat : le vote de la loi en a été accéléré. Voilà tout ce à quoi ont abouti les agitations des patriotes.
— Et que dit cette loi ?
— Tu la verras dans Le Moniteur. En bref, elle tend à réprimer toute forme de désordre. Elle punit des fers ou de la déportation les provocations à la révolte, les attroupements séditieux, les outrages à la Convention et aux représentants. Elle prévoit qu’en cas de péril l’Assemblée quitterait Paris pour siéger à Châlons.
— Arrêtera-t-on ainsi les perturbateurs ?
— J’en doute. La guillotine n’est point venue à bout des royalistes, ce ne sont pas les fers ou la déportation qui les intimideront. Quant aux anciens hébertistes – tout spécialement visés par ces mesures –, ils ont désormais un besoin essentiel de leur journée. Après la stupide déclaration de Thibaudeau, ce jeune imbécile, ils savent, s’ils avaient pu s’illusionner là-dessus, que la majorité n’admettra jamais la Constitution de 93, que par conséquent la Commune ne sera pas rétablie, les clubs rouverts, le jacobinisme relevé, ni eux-mêmes laissés en repos par les Thermidoriens. La Crête de la Montagne doit donc anéantir la Plaine ou périr. Avant la fin de germinal, nous verrons un nouveau 2Juin, j’en suis sûr ; et je puis te garantir
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