Les hommes perdus
jurisprudence qui lui valut d’entrer à l’Académie des Sciences morales et politiques. Claude l’y suivit peu après, avec Daunou, Pastoret, Talleyrand. Sieyès y avait été réinstallé ; mais, âgé de quatre-vingt-trois ans, accablé par ses infirmités, il ne siégea pas. Il ne sortait plus. Claude le visitait régulièrement, au 119 rue du Faubourg Saint-Honoré. La plupart du temps, il le trouvait étendu sur un canapé, les yeux clos, murmurant des paroles auxquelles ses proches ne comprenaient pas grand-chose. Claude les entendait fort bien, lui, car il s’agissait de ce qu’ils avaient vécu, jadis. Il lui donnait la réplique. Le vieillard s’animait. Ils évoquaient les temps héroïques, les États généraux, la Constituante, la première tentative de monarchie constitutionnelle, la Convention. Sieyès parlait parfois du Directoire ; de Bonaparte, du Consulat, de l’Empire, jamais.
Un jour de 1834, Claude, venant ainsi, fut reçu dans l’antichambre par un nouveau valet assez mal dégrossi, qui lui demanda : « Au moins, vous n’êtes pas M. Robespierre ?
— Quoi ! Robespierre !… Non, mon brave, non pas du tout. Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?
— Parce que M. le comte a bien recommandé : “Si M. Robespierre se présente, vous lui direz que je n’y suis pas.” »
Sieyès était affaibli par une grippe ; sa tête s’en ressentait. Il se remit, mais il déclinait de mois en mois. Le 20 juin 1836, il s’éteignit.
Merlin de Douai s’en alla deux ans plus tard, ainsi que Chou-dieu. Barère, en 1841 – Claude et Thibaudeau leur survécurent assez pour voir la monarchie, minée par le lent mais irrésistible cheminement des principes démocratiques, s’effondrer avec Louis-Philippe qui ne sut pas accorder le suffrage universel, la république se rétablir puis tomber, comme la première, entre les mains d’un Bonaparte, neveu de Napoléon. Le 21 novembre 1852, huit millions de votants proclamaient Napoléon III empereur. Le comte Thibaudeau accepta de lui un siège au Sénat.
Claude était alors un vieil homme aux cheveux très blancs, aux yeux bleus pâlis, un peu sourd, mais gardant, en dépit de l’âge, toute sa lucidité. « Décidément, disait-il, l’épreuve n’apprend rien. Ces fous veulent encore un Empire ; il débute plus mal que le premier, il finira nécessairement comme lui, dans le sang et les désastres. Faut-il donc toujours tout recommencer !… Clootz prêchait dans le désert, la France ne se guérira pas des individus. Nous nous sommes efforcés de lui donner des serviteurs quasi anonymes, mais elle a besoin de personnalités ; il faut à sa passion des Louis XVI, des Necker, des Mirabeau, des Danton, des Robespierre, des Louis XVIII et des Napoléon, pour les idolâtrer ou les haïr, – les idolâtrer et les haïr. Les Français versent leur sang pour la liberté, cependant ils ne l’aiment pas, au fond ; il leur convient de dépendre. Ils n’aiment pas les régimes parlementaires, car les citoyens n’ont guère confiance en eux-mêmes, et la démocratie exige trop de leur paresse. Ils trouvent tellement plus commode de s’en remettre à un homme, quitte à lui couper le cou ensuite, ou le renverser, le bannir.
« Au demeurant, ajoutait-il avec une philosophie désabusée, on ne peut plus douter aujourd’hui, après tant d’expériences, que tout système de gouvernement soit un pis-aller. On en voit de passables, temporairement. Il n’en saurait exister de bon.
« N’importe ! Malgré nos fautes, malgré la farouche Terreur, nous avons fait progresser l’esprit de justice, et ce progrès-là ne s’arrêtera jamais. »
Paris-Thias-Paris,
mars i965mai 1967.
ŒUVRES DE ROBERT MARGERIT
AUX ÉDITIONS PHÉBUS
L’Île des Perroquets (roman).
Le Dieu nu (roman), Prix Théophraste Renaudot 1951.
Le Château des Bois-Noirs (roman).
La Terre aux Loups (roman).
La Révolution (roman historique), Grand prix du roman de l’Académie Française 1963 :
Tome I : L’Amour et le Temps
Tome II : Les Autels de la Peur.
Tome III : Un vent d’acier.
Tome IV : Les Hommes perdus.
AUX ÉDITIONS GALLIMARD
Mont-Draqon (roman).
Ambigu (nouvelles).
Le Vin des vendangeurs (roman).
Par un été torride (roman).
La Femme forte (roman).
La Malaquaise (roman).
Waterloo (coll. « Les Trente journées qui ont fait la France »).
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